Bà Ria-Vung Tàu
Côn Dao, pour le meilleur et pour le pire

Un nom de lieu vit en nous sa propre existence dès qu’il est associé à nos propres souvenirs. Tel est pour moi le cas de Côn Dao, appelé encore Côn Lôn, Con Non ou Poulo Condor.

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Côn Dao, île pénitentiaire coloniale de sinistre mémoire, est située à 230 km de Hô Chi Minh-Ville.
Photo : CTV/CVN

Côn Dao (province de Bà Ria-Vung Tàu, Sud), cette île pénitentiaire coloniale de sinistre mémoire, se trouve à 230 km de Hô Chi Minh-Ville. Son nom évoque en moi un homme et un poème.

L’homme, c’est mon feu cousin Nguyên Duc Thuy, libéré de Côn Dao avec un certain nombre d’autres militants patriotes en 1936 grâce à l’intervention du Front populaire en France. Lycéen, j’avais une grande admiration pour lui : à 17 ou 18 ans vers les années 1920, il avait quitté Hanoï pour s’infiltrer subrepticement en Chine afin d’y rejoindre les organisations révolutionnaires vietnamiennes clandestines.

Quelque temps après son retour au Vietnam, il fut arrêté par la police française et envoyé à Côn Dao… Ce qui m’étonnait le plus en lui, ce furent les vastes connaissances qu’il avait acquises durant son séjour en bagne. Une génération de jeunes et solides militants, dotée d’une foi inébranlable en la libération nationale face à un pouvoir colonial tout puissant.

Le poème auquel j’ai fait allusion plus haut est Phan Châu Trinh (1872-1926), de la génération des lettrés confucéens modernisateurs. Les vers écrits au minium sur un pan de mur d’une geôle de Poulo Condor (en malais Pulao Kundur = ÎIe des courges) vous serrent le cœur. Ils disent la fierté des reclus condamnés à concasser de la pierre dans une petite cour :

Être un homme à se dresser au cœur de Côn Lôn.
Pour faire écrouler la montagne.
Le marteau vole et broie des tas de pierre.
Il s’acharne à briser des centaines de blocs…

Côn Son restera à jamais le symbole de la volonté d’indépendance du peuple vietnamien et de la barbarie coloniale.

Paradis et enfer

Les trois S au complet (Sun, Sea, Sand), récifs de corail, barques de pêcheur flottant dans une baie brillante comme un miroir, seize îles dominées par des montagnes drapées de forêt primitive et bordées de mangroves, habitat d’espèces rares et menacées d’extinction telles que tortues de mer ou dugongs, un parc national avec 882 espèces végétales et 144 espèces animales, randonnée pédestre à travers des fourrés denses, séjour dans des bungalows français début XXe siècle, que sais-je encore ?

Côn Dao figure parmi les endroits où l’eau est la plus bleue du monde.
Photo : CTV/CVN

Il y a de tout pour faire de Côn Son le paradis du tourisme, surtout parce qu’il n’est pas encore exploité par ce secteur. Côn Lôn la Grande et 15 autres îlots volcaniques forment un district de la province de Bà Ria-Vung Tàu, district isolé du monde. Il est relié au continent par des hélicoptères (trois fois par semaine, chaque trajet 24 voyageurs) et un canot (une fois par semaine). Pas de pollution de l’environnement physique et même moral… Environ 3.600 habitants, exception faite de la garnison, pas de vol, de prostitution, de drogue, peu de commerce, une centaine de voitures, six cents cyclomoteurs.

Le monde ignore ce côté paradisiaque de Côn Lôn et ne connaît que son visage infernal. Pendant 113 ans, de 1862 à 1975, ce bagne immense établi par les colonisateurs français et modernisé par l’administration américano-saïgonnaise a enfermé des centaines de milliers de prisonniers politiques. Le voyageur peut se donner une idée de l’horreur fantasmagorique du régime pénitentiaire en visitant les Bagnes I, II, III…, les fameuses cages à tigre, quelques arches du pont inachevé de Ma Thiên Lanh dont la construction a coûté la mort à 356 prisonniers, la jetée "914" ainsi appelée en souvenir de 914 morts, le Cimetière des Filaos qui n’a pu rassembler que 2.000 tombeaux alors qu’il y avait 22.000 morts.

Insolite et ironique

Mon feu ami le musicien Ta Phuoc ne jurait que par Saint-Saëns, "l’homme du monde entier qui sait le mieux la musique" selon Debussy. Qui pourrait penser que Saint-Saëns, champion de l’art pour l’art, avait quelque chose à faire avec Poulo Condor, qui pourrait associer la musique au bagne ? Grande est la surprise du visiteur de lire au "Công quan" de Côn Dao, maison des hôtes officiels datant de 1873, les mots suivants sur une plaque de cuivre (aujourd’hui disparue) : "Dans cette maison vécut le grand compositeur Camille Saint-Saëns du 20 mars au 19 avril 1895. Il acheva l’opéra Brunehilda". Certainement, Saint-Saëns aurait cherché son inspiration dans la nature sauvage de Poulo Condor et non dans l’atmosphère des bagnes qu’il ignorait sans doute et qui aurait mieux convenu à son poème symphonique "Danse macabre" !

D’autre part, les maîtres des bagnes ne manquaient pas d’humour noir, ils affublaient de beaux noms commençant avec Phú (riche, richesse) : Bagne N°1 (Phú Hai = Mer riche). Bagne N°2 (Phú Son = Montagne riche), Camp N°5 (Phú Phong = Vent riche), Camp N°6 (Phú An = Richesse et sécurité), Camp N°8 (Phú Hung = Richesse et Prospérité), etc.

Dès le IXe siècle, des bateaux de marchands arabes ont fait escale à Côn Dao. En 1294, à son retour de Chine, Marco Polo y trouva refuge lors d’une tempête. Au XVIe siècle, une flotte espagnole, après la conquête des Philippines, visita l’île. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les compagnies française et anglaise des Indes orientales y établirent chacune un comptoir qu’elles ne tardèrent pas à abandonner pour certaines raisons.

En 1787, l’évêque français d’Adran, au nom du seigneur Nguyên Ánh (devenu roi Gia Long), signa avec la Cour de Louis XVI un traité d’aide militaire à Ánh dans sa lutte contre les Tây Son, promettant en échange de céder Poulo Condor et Dà Nang (Centre) à la France. L’occupation n’eut pas lieu, Louis XVI étant renversé par la Révolution de 1789. Elle ne fut réalisée qu’en 1861, plus de 70 ans après, au début de la conquête française du Vietnam. Un an après, Poulo Condor devint île pénitentiaire.

En 1784, battu par les Tây Son, Nguyên Ánh se réfugia avec des débris de son armée à Côn Dao. Selon la légende, il aurait enfermé dans une grotte de l’îlot Hòn Bà (îlot de Madame) une de ses femmes, Phi Yên, qui aurait refusé de laisser l’évêque d’Adran emmener son fils, le prince Cai, en France comme gage de la mission. Cai aurait été jeté dans la mer, remplacé par l’enfant d’une autre femme, Canh. Après le départ de Ánh, Phi Yên resta dans l’île jusqu’à sa mort. Elle est honorée comme une déesse par la population.

Vo Thi Sáu jouit du même honneur. Indomptable patriote, cette jeune prisonnière de 19 ans tomba sous les balles d’un peloton d’exécution français après avoir chanté l’hymne national et crié : "Vive Hô Chi Minh !". Ses gardes lui attribuaient un pouvoir surnaturel après sa mort.

Huu Ngoc/CVN
(Novembre 2002)  

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