Cô Tu Hông, mam’zelle Rose à quatre galons

Cô Tu Hông, littéralement "mam’zelle Rose à quatre galons", était bien connue au premier temps de l’occupation française, vers la fin du XIXe siècle. Sa vie pourrait faire l’objet d’un livre passionnant.

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Portrait de la mam’zelle Rose à quatre galons.
Photo : Archives/CVN

Dans l’ancien Vietnam dont le village constituait la cellule sociale, les femmes préféraient choisir leur conjoint parmi les hommes de leur hameau. Un vieux proverbe disait à ce sujet "Lây chó trong làng hon lây nguoi sang thiên ha" (Mieux vaut épouser un chien dans son village qu’un homme distingué loin de son patelin).

Sans être formellement interdit, le mariage mixte, surtout entre une Vietnamienne et un étranger, était presque tabou moralement. Celles qui se mariaient avec un étranger étaient appelées me, terme de mépris qui signifie "semi-putain". On disait "me Tây" (femme d’un Occidental), "me Tàu" (femme d’un Chinois), etc.

Au temps de la colonisation française, l’opinion tolérait les rares intellectuels vietnamiens, en général des "retours de France", qui épousaient une femme blanche. Mais elle fustigeait sans merci les Vietnamiennes qui vivaient avec un Français comme femme légitime ou concubine.

Histoire truculente et poivrée

Au premier temps de l’occupation française, vers la fin du XIXe siècle, l’une des me les plus célèbres fut sans doute Cô Tu Hông (littéralement : mam’zelle quatre galons Hông ou Rose), ainsi appelée parce qu’elle avait pris, entre autres maris, un officier français à quatre galons (grade de commandant). Ses aventures amoureuses et commerciales pourraient faire les frais d’un récit anecdotique truculent et poivré. Hông s’appelait de son vrai nom Lan (Orchidée). Elle était née en 1869 dans une famille de paysans pauvres de Hà Nam, province rizicole du delta du fleuve Rouge. Orpheline de mère dès l’âge de trois ans, elle survécut par chance aux razzias faits par des pirates chinois, Pavillons Noirs et Pavillons Jaunes. Pour ne pas succomber à la misère, sa famille, son père et sa marâtre en tête du peloton, emporta ses pénates au district catholique de Kim Son. Ils ont vécu de la fabrication de l’alcool de riz. Lan transportait chaque matin la boisson au marché pour la vendre. Dans l’après-midi, elle faisait cuire du son avec des lentilles d’eau pour nourrir le cochon familial.

Couverture d’un roman sur la mam’zelle Rose à quatre galons.

Ardente au travail et mignonne à croquer, la fille de 17 ans ne manquait pas de soupirants. Finalement, son père la donna à un chef de canton veuf et riche. Ne voulant pas épouser un homme trop âgé pour elle, elle prit la fuite et se réfugia chez sa tante dans la ville de Nam Dinh. Cette dernière, mégère accomplie, la fit besogner toute la journée. Lan dut acheter des provisions et préparer les repas pour les candidats aux concours mandarinaux, près du Camp des lettrés. Au bout de quelques semaines, elle fit son baluchon pour partir en chaloupe à la ville portuaire de Hai Phong.

Elle échoua dans la boutique Phat Lôc qui vendait des articles de mercerie et de l’alcool. La patronne engagea Lan parce qu’elle savait distiller de l’alcool et surtout à cause de sa frimousse. Au prix de 50 taëls d’argent, Lan fut vendue comme femme à un Chinois mercier et vendeur d’alcool, du nom de Hông (Rose). Lan devint donc Thím Hông (Tante Rose), patronne de la boutique Bình An.

Son mari graissa la patte aux autorités et obtint des licences pour l’exportation du riz, du maïs et de l’alcool à Hong Kong (Chine). Les affaires prospérèrent au grand malheur du mari qui, enivré par sa nouvelle fortune, se mit à fumer l’opium, jouer aux jeux d’argent et prendre plusieurs concubines. Face à la banqueroute, il s’enfuit en Chine, laissant sa femme dans le sou.

Désespérée, Hông prit le train pour Hanoï. Dans le wagon, elle rencontra une de ses clientes mariées à un Français. Par son intermédiaire, elle épousa le commandant français Garlan et fut désormais appelé Cô Tu Hông. Sa carrière de putain et trafiquante commençait. Elle allait accéder au demi-monde de la vermine féodale et coloniale composée de mandarins collabos, de militaires français cupides et luxurieux et de profiteurs de tout acabit. De connivence avec son mari, elle se fit entrepreneur de travaux publics. En 1894, la municipalité de Hanoï décida la destruction des murs de l’ancienne citadelle de la ville. Bénéficiaire d’une portion de l’adjudication, Tu Hông s’enrichit rapidement. Elle vendit à bon prix les briques et les pierres du mur. Le commandant Garlan ayant regagné la France au terme de sa mission, Tu Hông se consola avec d’autres Français pour chercher des appuis.

Titre honorifique de Dame Charitable

Au cours d’un bal, elle apprit que la disette régnait à Huê, capitale royale, au Centre. Elle se hâta d’y envoyer du riz acheté au marché noir. Mais, arrivé à destination, le riz de sa jonque taxé de marchandise illégale fut confisqué par les autorités. Tu Hông eut la présence d’esprit de déclarer que ce riz était destiné aux sinistrés et non à la vente. Elle fut reçue par le roi qui lui donna le titre honorifique de Dame Charitable et le grade de mandarin de 5e classe.

L’administration coloniale ayant accordé le monopole de l’alcool à une compagnie française privée, Tu Hông s’improvisa fournisseur de riz, de maïs pour cette dernière. Il se forma autour de cette spéculatrice chanceuse une cour de flagorneurs, agioteurs, sous-traitants et trafiquants d’influence. Tu Hông conquit sans peine un ingénieur français nouvellement débarqué qui se dépensa sans compter pour diriger à sa place la construction d’une magnifique villa et d’une rangée de maisons à louer Rue Richeau. La rupture du couple fit beaucoup de bruit. Plus scandaleuse encore fut sa liaison amoureuse avec un prêtre français qui s’est défroqué pour pouvoir l’épouser et faire des affaires avec elle. La réaction violente des milieux catholiques de Hanoï obligea les époux à plier bagages pour aller ouvrir un bar à Phnom Penh. La malchance les poursuivit du Cambodge à Saigon (aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville) et finalement à Hanoï. Le moine défroqué se révéla coureur de jupon et d’argent. Ce fut la rupture. Mam’zelle Rose à quatre galons mourut à 53 ans dans la maladie et la solitude, laissant à l’Evêché de Hanoï un terrain d’une valeur de 20.000 piastres indochinoises. Amen !

Huu Ngoc/CVN
(Mars 2003)

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