L’écrivaine australienne Pam Scott me sourit en secouant sa tête et en faisant claquer ses doigts à la manière de quelqu’un qui compte des billets de banque. C’est ainsi qu’elle répond à ma question : «Reviendrez-vous bientôt au Vietnam ?». Et pourtant, le Vietnam est son amour, dès sa première visite en 1993. Le coup de foudre l’a déterminée à y rester et travailler pendant 15 ans, jusqu’à 2009. L’immersion dans la vie quotidienne de Hanoi à Hô Chi Minh-Ville lui a inspiré une série d’essais attachants : Hanoi Stories, Life in Hanoi, In search of the Pearl of the far East : Saigon-Hô Chi Minh City, Vietnam revisited.
Le livre Trailblazers of fortune (Chercheurs de fortune coloniale) de Pam Scott publié en 2012 au Vietnam en anglais par les Éditions Thê Gioi. Photo : CTV/CVN
Cet automne, Pam est venue à Hanoi pour lancer son benjamin Trailblazers of fortune. Cette œuvre n’est pas un roman, mais une histoire vraie, celle d’une famille de Français modeste dont le sort est lié à l’empire colonial au Vietnam, depuis le bombardement de Tourane (ex-Dà Nang) en 1858 jusqu’au désastre de Diên Biên Phu en 1954.
Ce récit familial jette une lumière nouvelle sur un aspect peu connu de la colonisation française. Une fresque historique qui tenterait la plume d’auteurs de roman fleuve tels que Romain Rolland ou Thomas Mann. Mais le récit de Pam Scott ne compte que 80 pages et laisse le lecteur sur sa faim. Mais ce nombre de pages très élaborés a demandé à l’auteur des travaux de recherche laborieuse. D’autre part, servie par la chance, elle a pu dépouiller des documents non publiés de la famille des Roque engagée dans les aventures coloniales avec le Vietnam.
Trois aventuriers français
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les puissances occidentales cherchaient à étendre leur empire en Asie. L’Angleterre avait occupé l’Inde depuis le XVIIIe siècle, la Birmanie en 1886, la Hollande, l’Indonésie depuis le XVIe siècle. La Chine au marché immense s’offrait comme une belle proie à dépecer.
Alléguant comme prétexte la défense des catholiques persécutés et de la liberté du commerce, la France attaque le port de Dà Nang (Centre) en 1858 puis poursuit la conquête du Sud et du Nord Vietnam (1883). Les troupes expéditionnaires partaient de Bordeaux, le plus grand port commercial et naval jusqu’à l’ouverture du Canal de Suez en 1869. Pour aller à l’Océan indien, il fallait contourner l’Afrique.
Bordeaux grouillait d’aventuriers de tout acabit, attirés par le mirage des trésors fabuleux de l’Extrême-Ouest. Parmi eux, trois frères, Victor, Henry et Xavier de la famille paysanne des Roque d’Aveyron, près de la ville portuaire. Ayant eu vent de l’offensive française toute proche contre le Vietnam, en 1857, Victor qui a acquis des expériences commerciales pour avoir travaillé quelques années pour les Messageries Maritimes part avec Xavier pour les Philippines afin de préparer le terrain.
Quand la flotte française bombarde et occupe la ville de Dà Nang en 1858, les deux frères sont déjà là, prêts à assurer le ravitaillement des troupes d’occupation en nourriture fraîche venue de Hongkong et des Philippines.
Henry vient de France prendre le relève de ses deux frères occupés par le ravitaillement des troupes françaises en Chine. Une fois, Victor joue gros jeu et gagne. Un bateau transportant des uniformes d’hiver sombre avec toute sa cargaison. Victor accepte de fournir le nombre de vêtements nécessaires en l’espace de deux mois, avant l’hiver. Il achète des machines à coudre et les tissus, monte des ateliers à Hongkong et Macao où il recrute des ouvriers. Il livre sa marchandise à temps.
Reprise du chemin vers le Vietnam
À peine l’occupation française de la Cochinchine terminée, les trois Roque ont déjà établi de multiples entreprises : Schlittage fluvial de bois de construction, installation d’ateliers pour raffiner le sucre de canne, de boulangeries pour fournir du pain aux casernes, transports fluviaux, services d’import-export à Saigon. Les affaires marchent comme sur des roulettes quand brusquement, en 1866, les Roque mettent fin à leurs transactions au Vietnam pour rentrer en France. On ne sait pourquoi, peut-être à cause des tracas administratifs. En tout cas, leur fortune est faite.
Saigon d'autrefois, le Perle de l'Extrême-Orient. |
Revenus en France, ils achètent un château, Montefray, au bord de la Loire. Xavier se marie et ne quitte plus son patelin. Sept ans après leur retour, Victor et Henry, las de passer le temps à bailler aux corneilles, reprennent le chemin de l’Asie, cette fois en passant par le Canal de Suez.
La compagnie de transport fluvial reliant Saigon et Phnom Penh rapporte des profits inespérés. Une dizaine d’années après, en 1882, alors que Saigon commence à rayonner comme la Perle de l’Extrême-Orient, ils abandonnent leur entreprise prospère pour aller au Nord Vietnam où les troupes françaises viennent d’investir Hanoi. De nouvelles aventures les attendent. Au début des années 1880, le Tonkin était un guêpier. Les Français avaient rendu Hanoi prise en 1873 à la Cour de Huê pour éviter un conflit militaire avec la Chine.
Le roi Tu Duc avait fait appel aux troupes chinoises. La Moyenne région était infestée de bandes insurrectionnelles des Pavillons Noirs fuyant la Chine des Qing. La France hésitait à s’engager au Tonkin. Victor a écrit une lettre personnelle au gouverneur de Cochinchine pour lui demander de ne pas abandonner la conquête d’une colonie pleine de promesse. Enfin, le Traité de 1883 reconnaît le protectorat français du Tonkin et de l’Annam. Alors que la pacification vient de commencer, Victor et Henry s’installent dans le Nord. Ils obtiennent une concession à Dông Triêu (province de Quang Ninh), englobant des mines d’anthracite. Mais le charbon les intéresse moins que le florissant transport fluvial Hai Phong-Dông Triêu.
Otages d’une extorsion d’argent
Janvier 1890 marque la fin de leur veine : une nuit, cinquante bandits chinois de la bande Luu Ky saccagent leur propriété de Dông Triêu, et les emmènent comme otages avec quelques hôtes français. Henry est gravement blessé à la tête. Après deux mois de négociations, ils sont libérés, moyennant une forte rançon : 50.000 piastres, 100 pièces de soie, deux montres en argent, dix en nickel, le tout équivaut à un million de dollars d’aujourd’hui. Pour payer leur libération, les deux frères doivent vendre la majorité de leurs biens.
À 61 ans, déprimé, Victor rentre en France pour y couler ses derniers jours dans l’abattement. Henry n’abandonne pas la partie. Dix ans durant, il dirige sans faille une compagnie de cabotage entre Hai Phong et Vinh.
Finalement, c’est son neveu Paul, fils de Xavier, qui vient au Vietnam au début des années 10 du XXe siècle pour prendre sa relève et lui permettre de prendre sa retraite. Ce jeune juriste intelligent et débrouillard s’est fait sans tarder un nom à Hai Phong en créant une flotte de bateaux de transport et de plaisance opérant dans la région côtière du delta du fleuve Rouge, offrant même aux touristes de plus en plus nombreux les merveilles la baie de Ha Long. Après avoir mis sur pied la compagnie SACRIC pour le transport fluvial de marchandises, compagnie dont il reste le vice-président à vie, il regagne le France pour y vivre avec sa famille. Après Diên Biên Phu, on n’entend plus parler de son SACRIC.
Ainsi finissent les aventures d’une famille liée au sort du l’empire colonial français. Autant en emporte le vent !
Huu Ngoc/CVN