Cambodge 1989 – Notes de voyage de Huu Ngoc (1)

En 1989, les accords de Paris, placés sous l’égide des Nations unies, mettaient officiellement fin à la guerre cambodgienne. Le journaliste Huu Ngoc était au Cambodge lors du retrait des troupes vietnamiennes. Voici son témoignage.

>>Cambodge 1989 - Notes de voyage de Huu Ngoc (2)

Fin juillet 1989 - Dans l’avion HCM-Ville-Siamreap

Mes premières connaissances du Cambodge datent d’un demi-siècle. À l’école primaire franco-vietnamienne, on nous donnait à lire Les Cinq Fleurs, brochure en français écrite par un douanier du nom de Jean Marquet. Inspiré sans doute du fameux Tour de la France par deux enfants, ce manuel de civisme visait à allumer la flamme du patriotisme indochinois chez les peuples vietnamien, cambodgien et lao réunis malgré eux sous le sceptre de l’Empire français. Un conte à dormir debout : M. Ly, paysan «anamite» - lisez vietnamien - planteur de thé, ordonne à ses cinq fils de visiter respectivement le Tonkin, l’Annam, le Cochinchine, le Cambodge et le Laos (1) pour en rapporter chacun la fleur la plus apte à aromatiser le thé. C’est ainsi que son quatrième fils Tu, après avoir parcouru des centaines de kilomètres en chaloupe, en bus, en charrette de bœuf, à pied et à dos d’éléphant, lui a ramené du Cambodge des fleurettes blanches appelées eugénia. Le texte et les images de ce livre marqué par l’exotisme colonial avaient pourtant le mérite d’éveiller ma curiosité d’enfant pour les êtres et les choses d’un pays voisin.

Plus tard, quand j’étais en terminale au Lycée du Protectorat d’Hanoi, Un pèlerin d’Angkor vint de nouveau enflammer mon imagination. En présence des ruines d’une civilisation éteinte, Pierre Loti méditait sur la vanité du monde de l’éphémère et la fragilité de l’Empire français dont il prédisait l’évanouissement.

Angkor Wat.

Étudiant, je devais faire mon pèlerinage d’Angkor en 1942, alors que les troupes japonaises avaient occupé l’Indochine française depuis 1940 tout en maintenant l’administration coloniale installée par Vichy.

J’avais donné des cours privés pour économiser l’argent du voyage.

Quel ne fut mon ravissement de découvrir la Terre de Kambu. Phnom Penh surgissant dans les lueurs nacrées de l’aube au confluent des quatre Bras agité par les tourbillons et les hautes vagues, le Palais Royal avec la statue équestre de Norodom et la Salle du Trône aux murs lambrissés et dorés, les pagodes aux arêtes gracieuses blotties dans des bosquets de ficus, de manguiers, de magnolias, de frangipaniers, les longues théories de bonzes et de bonzillons vêtus d’orangé et de jaune safran, la campagne antique parée de cases sur politis et de palmiers à sucre coiffés de panaches verts, un peuple indolent et doux, peu porté au lucre, la foule obsédante des dieux, des génies, des apsaras, des nagas, des garoudas, des makaras, - tous ces clichés pour touristes prirent vie et forme en moi.

Deux souvenirs sont restés fortement ancrés dans ma mémoire : le sourire du Bayon et celui de l’Instituteur de Siamreap. Aujourd’hui encore, à quarante-sept années de distance, je frémis d’une angoisse «métaphysique» lorsque j’évoque ma vision crépusculaire des tours de grès escaladant le ciel avec leurs énormes faces quadruples au sourire énigmatique. Ces masques burinés envahis de ronces et de lianes représentent le bodhisattva Lokeçvara, variante de la divinité bouddhique de la Miséricorde Avalokiteçvara, qui trouve au Vietnam un équivalent féminin sous les traits de Quan âm (2) au visage plus humain et moins tourmenté.

Bayon, temple khmer (XIIe siècle), au centre de l’enceinte d’Angkor Thom

Quant au sourire de l’Instituteur de Siamreap, c’est celui même de l’hospitalité khmère. Je n’oublierai jamais cet homme bronzé, d’une forte carrure, très sympathique, qui m’avait accueilli en frère, nous étions tous les deux scouts, et partagé gîte et nourriture avec moi pendant plusieurs jours. J’ai le cœur serré en pensant à lui. Aurait-il pu survivre à la barbarie polpotienne ?

Dès que le vrombissement de l’appareil qui décolle s’assourdit un peu, mon voisin, jeune homme d’une trentaine d’années au visage très ouvert rompt la glace et me ramène au présent. Il s’appelle Hai et travaille depuis six ans à la Section touristique de la jeunesse vietnamienne de Hô Chi Minh-Ville ; il a fait d’excellentes études de français à l’École supérieure de pédagogie d’Hanoi. «J’organise, me dit-il, des voyages pour les jeunes saïgonnais qui veulent connaître un peu leur pays et les pays voisins. J’en suis à mon 21e tour du Cambodge depuis mars dernier. Un voyage de plusieurs jours, avec visite de sites historiques et séjour à Phnom Penh, coûte globalement 160.000 dôngs vietnamiens. Un prix très abordable. Naturellement, il faut manger et vivre chez l’habitant.

- Y a-t-il quelque animosité ou préjugé anti-Viêt de la part des habitants ?

- O non ! Pas mal d’entre eux, surtout parmi les personnes dépassant 25-30 ans, se souviennent du cauchemar Khmer Rouge. D’ailleurs, l’hébergement rapporte un peu d’argent. Les Vietnamiens que je conduis, ouvriers, fonctionnaires, petits commerçants…, ne sont pas riches ; beaucoup ne peuvent pas s’offrir le grand circuit jusqu’à Angkor».

Juillet-Août 1989 Siamreap

Ma première vision de Siamreap retrouvé est le marché d’une bourgade paisible tout proche d’Angkor, à quelque 300 km au Nord-Ouest de Phnom Penh.

Sur la porte d’entrée, au lieu du nom du marché, la pancarte porte ces mots : «L’union, c’est la vie. La division, c’est la mort».

Ne dirait-on pas que Pol Pot et la guerre n’avaient pas passé par là. Mais si ! Voilà un soldat cambodgien en uniforme, amputé d’une jambe, qui gare sa bicyclette en s’appuyant sur sa béquille. J’entrevois par la suite deux ou trois autres blessés de guerre manchots dans la foule des acheteurs.

Tout est en ordre et propre. Les provisions sont abondantes : riz, patates, légumes, fruits, poissons… Un vieillard au visage émacié d’ermite, assis en tailleur sur le sol, m’invite à choisir parmi les articles hétéroclites exposés devant lui : statuettes de bouddha et d’apsara en bronze, fiel d’ours, carapaces de tortue, autres ingrédients de la médecine traditionnelle sino-vietnamo-khmère tels que les extraits gélatineux d’os de singe pour fortifier la vue et guérir les maux de tête, d’os de boa pour combattre les courbatures. Les marchandises japonaises, chinoises, thaïlandaises… venues de Bangkok via Phnom Penh envahissent de nombreux stands : jeans Maradona, CIAO, Minor, T-shirts Ross, Patino, savonnettes Lux, montres Seiko, Citizen, Omega, cigarettes 555, Hero, radio-cassettes National, Sharp… Pour un marché rural, une vingtaine d’horlogers et une dizaine de trafiquantes d’or, c’est un peu trop.

Je croise un soldat vietnamien qui tient à la main un paquet de baguettes d’encens sino-thailandais :

- Vous achetez des encens ?

- Oui, répond-il avec un timide sourire, c’est pour les envoyer à mon père au village. Le mois prochain aura lieu l’anniversaire de la mort de ma mère.

Je m’arrête à un bas-flanc où l’on vend des vêtements et des tissus. Histoire de bavarder un moment avec l’affable patron, M. Lie, 48 ans, ressortissant chinois né à Siamreap de parents venus du Kwang Tung. Exilé de la ville avec sa famille par les Khmers Rouges, il était revenu en 1979 avec les siens et a réussi à faire prospérer de nouveau son commerce. Sa fille aînée, bachelière de dix-huit ans, va se présenter au concours d’entrée à l’Université de Phnom Penh. Elle sera le premier intellectuel de la famille.

Siamreap (= Siamois vaincus), en dehors d’une antique statue de géant au centre de la cité, n’a plus rien de belliqueux. Cet ancien port fluvial qui desservait la capitale Angkor fait peau neuve après le drame polpotien. Il parsème ses constructions modernes et ses mignonnes maisons sur pilotis à toiture double ou triple dans un décor de rizières, de savane, de gros arbres et de bosquets.

Ce charme bucolique est rompu dès qu’au sortir de la bourgade, se présente un charnier improvisé. Au bord de la route, dans une bâtisse délabrée, des crânes humains entassés pêle-mêle parmi les ossements de toutes sortes, fémurs, tibias, carpes, métacarpes… sur une estrade en maçonnerie.

Huu Ngoc/CVN

(1) L’Indochine française était divisée en cinq régions administratives, le Cambodge, le Laos et le Vietnam qui comprenait le Tonkin au Nord, l’Annam au Centre et la Cochinchine au Sud.

(2) En japonais Kannon, en chinois Kwan Yin 

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