«Parfois, le téléphone sonnait très tard dans la nuit, vers une ou deux heures du matin. Je sursautais. Je savais que c’était lui». Lorsqu’il évoque son ami de toujours, cet ami qui aura été l’un des artistes les plus populaires du Vietnam, le professeur et écrivain Buu Y regarde par la fenêtre et semble constater que le temps peu à peu nous échappe, avec cette nostalgie d’avoir vu partir des êtres qu’il a tant aimés. Voilà déjà onze ans que Trinh Công Son a succombé à son diabète, et tout le pays le regrette, mais rares sont ceux qui l’auront connu aussi bien que lui. Alors, Buu Y raconte, raconte l’amitié, mais surtout raconte l’homme, et il ne nous reste plus qu’à recueillir ses mots pour avoir l’impression de l’avoir connu nous aussi.
Les médias ont comparé Trinh Công Son à Bob Dylan. |
Photo : CTV/CVN |
Dans les années 1960, un petit cercle d’amis se réunissait régulièrement. Ils étaient tous artistes, musiciens, peintres ou poètes, et discutaient de leurs travaux respectifs ou commentaient les œuvres récentes, bien avant que la célébrité ne jettent leur noms au grand jour. Parmi eux, Buu Y et Trinh Công Son, deux jeunes hommes qui se sont rencontrés à Huê en 1957, lors de leurs études secondaires dans les lycées francais de la ville. Déjà, le compositeur «faisait preuve d’un grand esprit dans le dialogue. Ses répliques étaient toujours étonnantes». Il faut dire qu’il était un homme qui s’instruisait beaucoup. Il avait dû malheureusement abandonner ses études à la suite d’un accident, mais garda toujours un goût prononcé pour la lecture, pour les lettres et les mots d’une manière générale. Les paroles de ses chansons en portent d’ailleurs l’influence, dans leur grande sensibilité : «il avait des expressions très personnelles dans ses chansons, parfois avant-gardistes, des expressions que même aujourd’hui l’on a du mal à décoder parfaitement».
Une belle amitié entre les deux protagonistes
Fin observateur des mouvements de son pays, Trinh Công Son les a mis en chanson, au moment où l’Histoire se faisait la plus difficile. Ceci valait à quelques unes de ses créations d’être longtemps interdites, car jugées trop pacifistes, et a fortiori dangereuse pour le moral des troupes, au Sud comme au Nord. Mais les enregistrements, ceux de la période où il a fait chanter la belle Khanh Ly à Dà Lat, ont passé sous les manteaux, et ses refrains étaient fredonnés partout dans le pays.
Buu Y, et son œuvre Tâm tình với Trịnh Công Sơn. Photo : CTV/CVN |
Jusqu’en 2001, année de la mort du compositeur, Buu Y était toujours son ami proche. Confidents, ils l’étaient, même lorsque l’un resta enseigner à Huê et que l’autre résida définitivement à Saigon à partir de 1979. Ils partageaient leur amour du français, et parfois, Trinh Công Son appelait à Huê pour connaître la traduction d’un ou deux mots et donner quelques nouvelles, l’air de rien, avant que chacun reprenne ses activités respectives. Il s’agissait d’une amitié, comme le sont les plus belles, où les deux protagonistes se comprenaient tout en restant indépendants. Jouant sur les mots, le professeur dit même «Nous avions les mêmes aspirations, sans être pour autant inspirations». Leurs identités artistiques ne se sont jamais confondues.
Buu Y a publié récemment un recueil de ses articles consacrés à son ami : Tâm tình với Trịnh Công Sơn (Dans l’intimité avec Trinh Công Son), dans lequel il retrace le parcours et l’œuvre, et l’analyse. Car Trinh représente bien plus encore pour les Vietnamiens que son œuvre belle et multiple (près de 700 chansons). Les médias l’ont comparé à Bob Dylan pour le pacifisme et l’engouement populaire. Mais il était avant tout un chanteur de l’âme vietnamienne, de sa douceur, de ses souffrances et de sa capacité au pardon.
Louis Raymond/CVN