Bùi Hiên, le nouvelliste

Mon regretté ami Bùi Hiên est décédé à 90 ans, en 2009. On dit : «Le style, c’est l’homme». Je dirais de lui : «L’homme, c’est le style». Je garde de lui le souvenir d’un homme très sérieux, méticuleux même, calme et réfléchi, avec parfois un brin d’humour.

Bùi Hiên (1919-2009) est surtout connu pour ses nouvelles dont le style reflète l’homme. Écrivain réaliste, il excelle dans la nouvelle à laquelle il apporte son écriture soignée, la finesse de ses observations, sa pitié pour les humbles et son ironie discrète. Il s’est fait connaître en 1941 avec la publication de son premier recueil Nam va (Revendication sur le tas). Il a rejoint la Révolution patriotique de 1945. Au cours de nos deux guerres de résistance (1946-1954), il vit parmi les soldats et le peuple, dans les régions les plus éprouvées par la guerre. Parmi ses recueils d’après 1945 figurent Anh mat (L’éclat des yeux), Nhung tiêng hat hâu phuong (Chants de l’arrière).

L’écrivain Bùi Hiên et ses œuvres.


Au temps de la colonisation française, les écrits de Bùi Hiên tournent autour de deux sujets : la vie des pêcheurs de sa province natale de Nghê An, villageois aux mœurs patriarcales, rudes mais pleins de bonté, l’existence monotone, terne de petits fonctionnaires et employés. Pendant la seconde guerre, la plume de Bùi Hiên s’emploie à décrire les scènes de la vie quotidienne du petit peuple.
La feuille, un recueil de «fait divers»

Ci-dessous, nous donnons des extraits de la traduction de sa nouvelle Chiêc la (La feuille), recueil relatant un «fait divers» de la vie à la campagne sous les bombes américaines.

Pendant les années de la guerre, Bùi Hiên (1er plan) a rejoint l’armée et a vécu parmi les soldats et le peuple, dans les régions les plus éprouvées par la guerre.


(L’instituteur Hoa prend en pitié Luu, paysanne aveugle âgée de 20 ans. Il intervient pour qu’un chirurgien de ses amis fasse à cette dernière une opération qui doit lui rendre la vue).
Hoa resta tout l’après-midi à l’hôpital pour installer Luu comme s’il était son grand frère. Il lui fit maintes recommandations. Sous prétexte de la présenter aux infirmières, il chercha encore à reculer son départ bien que la jeune fille le pressât de rentrer.
- Vous avez une longue route à faire. Il faut que vous rentriez maintenant. N’ayez pas peur pour moi. Tout est bien. S’il y a bombardement, je saurai descendre toute seule à l’abri, j’en connais le chemin, les infirmières n’auront pas à se déranger pour moi.
Quand il sortit avec son vélo, Luu voulut l’accompagner un bout de chemin. À la porte d’entrée, ce fut Hoa qui pria Luu de revenir sur ses pas. La jeune fille s’arrêta, prêta l’oreille pour s’assurer qu’ils soient bien seuls, puis elle chuchota :
- Monsieur le maître, vous n’avez que deux jours de congé seulement pour rentrer chez vous. Votre femme va accoucher, n’est-ce pas ?
- Comment le saviez-vous ?
- Oh, comme ça. Permettez-moi de lui envoyer mes amitiés. Je souhaite qu’elle ait une fille.
- Pourquoi une fille ?
- Vous désirez un garçon ?
- Ca m’est égal.
- Moi je préfère une fille, et Luu fit entendre ce rire de gorge qui était sien, voulez-vous donner ceci à votre femme ?
Luu sortit de sa poche un paquet plat enveloppé dans un papier de journal, gros comme un mouchoir plié. Elle le tendit à Hoa, avec le même respect que lorsqu’elle lui apportait à boire.
- Puis-je regarder ?
- Luu dit oui d’une voix toute petite, la tête détournée, visiblement confuse. Au premier abord, Hoa ne pouvait pas deviner le contenu du paquet, il distingue un bout de tissu bleu ciel bordé d’un ourlet rose. Il ouvrit, et aperçut un petit bonnet d’enfant.
- Vous l’avez cousu vous-même ?
- Comment aurais-je pu le coudre moi-même ? Et même si je pouvais, le travail aurait été laid. J’ai demandé à une amie de le faire pour moi. Quand je recouvrerai la vue, j’apprendrai à coudre, et je ferai des bonnets, des vêtements pour les enfants du quartier. J’ai apporté avec moi les quelques mètres d’étoffe offerts par l’Oncle Hô, je leur ferai de beaux vêtements. Et les voir bien habillés me fera beaucoup plus de plaisir que de les porter moi-même, vous comprenez. Hoa sentit sa gorge serrée. Il prit la main de Luu dans la sienne, déposa un baiser sur son front uni et serein, puis sans rien dire, il partit.
Une semaine plus tard, Hoa reçut une lettre de son cousin lui annonçant que Luu allait être opérée. La mère se dépêcha de faire sa valise pour aller soigner sa fille. Cette fois, ce fut le père qui s’affaira pour préparer le voyage de son épouse. Hélas ! Celle-ci devait tout juste arriver pour enterrer sa fille. Les quelques mètres d’étoffe que Luu avait emporté dans l’espoir de confectionner des vêtements pour les enfants, la mère s’en servit pour l’envelopper.
Le paquet conservant les affaires de Luu n’était pas encore ouvert. Lorsque les avions américains étaient venus bombarder à l’improviste, le personnel de l’hôpital avait dû évacuer les blessés les plus graves. Luu et une autre jeune fille dont le bras était dans le plâtre avaient gagné ensemble l’abri, mais juste à l’entrée, une roquette les avait tuées toutes les deux. La mère était retournée chez elle, hébétée. Elle ne pouvait croire à la morte de sa fille.
Hoa ne chercha pas à consoler la mère. La nuit, il restait prostré, l’esprit vide. Parfois il avait l’impression de tomber dans un profond sommeil, mais en réalité, il était tout simplement terrassé par son immense douleur. Quand il se réveilla, son cœur battit à se rompre. Au-delà du jardin, la même lune brillait dans toute sa plénitude…

Huu Ngoc/CVN

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