Les rues piétonnes ont donné une nouvelle physionomie à Hanoï. |
Photo : VNA/CVN |
Chaque fin de semaine, le lac Hoàn Kiêm (lac de l’Épée restituée) et ses rues riveraines se transforment en parc de loisir, réservant ombrages et bitume aux jeux et déambulations piétonnes. Ce magnifique événement n’a pas bien évidemment échappé aux enfants qui y voient l’occasion de prendre leur revanche sur une ville qui, en d’autres temps, les contraint à se contenter de l’espace réduit des trottoirs, zone de jeu à la portion congrue, s’il en est. L’occasion aussi de croiser des ensorceleuses qui peuvent transformer les rêves en cauchemar.
Chat volant
Ce dimanche, je joue la nounou. Autrement dit, je surveille les évolutions hasardeuses de ma fille et d’un sien cousin à elle, à peine âgé de 5 ans. Soudain, la trajectoire tortueuse devient rectiligne : là-bas, à côté d’un édicule destiné à permettre aux vessies de perdre leur contenant pour garder leur contenance, un objet volant non identifié flotte sous les frondaisons. En m’approchant, je distingue des chats, des poissons, des dragons, des crocodiles… Une véritable ménagerie qui, soudée par une véritable orgie d’hélium, défie les lois de la pesanteur.
Pour tenir en respect cet imposant amas d’animaux en mal de périple aérien, une toute jeune femme si frêle que je me demande comment elle peut encore rester au sol. Le petit cousin ne se pose pas ce genre de question. Il a déjà repéré l’espèce de félin aux yeux grands comme des soucoupes et au sourire séducteur, qu’il imagine déjà trônant comme nouveau trophée au plafond de sa chambre. Ballon choisi et payé, la main puérile se saisit du fil qui permet de tenir le ballon prisonnier. Pendant quelques dizaines de mètres, le nouveau propriétaire promène fièrement sa prise en la maintenant fermement et en la surveillant attentivement.
Deux hypothèses se présentent alors. La première est liée au fait que lorsque l’on a la tête dans les étoiles, la probabilité de chute augmente de façon exponentielle. Or, la nature faisant bien les choses, quand on tombe, on a des réflexes d’amortissement du choc qui nous conduisent à mettre les mains en avant. Les mains ouvertes, devrais-je ajouter. Et si la main s’ouvre, le ballon s’échappe et prend son envol. En la circonstance, on peut être confronté à plusieurs situations différentes :
Soit par une réaction fulgurante, on arrive à relever le futur ex-propriétaire du ballon tout en agrippant au vol le fil fugueur, et dans ce cas, tout rentre rapidement dans l’ordre.
Soit par un choix malheureux, on privilégie l’enfant et le ballon en profite pour se faire la belle sans aucun obstacle entre lui et l’azur. Dans ce cas, il faut très vite retrouver la frêle dame qui promène sa ménagerie aérienne pour remplacer le fugitif, avant que l’ex-propriétaire ne se mette à hurler de dépit.
Soit, le ballon ne peut rejoindre librement l’éther et se trouve bloqué par les basses branches d’un flamboyant. Et là, c’est la pire des situations.
Chat narguant
De biens beaux animaux à tenir fermement en laisse. |
Photo : CTV/CVN |
En effet, inutile de tenter d’expliquer qu’il suffit de remplacer l’infidèle. Le «une de perdue, dix de retrouvées» ne fonctionne pas. Puisqu’il est là, sous les yeux, à portée de main, c’est celui-là que l’on veut récupérer et pas question d’en acheter un autre. Avertissement aux parents qui seraient tentés de vouloir faire entendre raison à leur enfant : ils risquent fort d’entendre à leur tour des hurlements sauvages, dont on se demande comment un si petit organisme peut arriver à les émettre.
Corollairement à ces vociférations, il faudrait subir le regard méprisant des passants qui vous considèrent alors comme parent ou tonton indigne. Seule solution : récupérer le ballon pour recouvrer sa réputation. Oui, mais au risque de perdre sa dignité.
En effet, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le ballon se coince toujours à une branche, juste assez élevée pour tenir le fil à distance de quelques centimètres quand vous sautez. Et sans formation de basketteur ou de kangourou, vous êtes contraint de répéter à l’infini une succession de sautillements ridicules sous le regard amusés des passants qui se sont franchement arrêtés pour voir le spectacle.
Suant, soufflant, ne voulant pas vous avouer vaincu devant un public toujours plus nombreux, alors que le «cháu» (neveu) s’impatiente, vitupère, trépigne, vous frisez l’apoplexie en vous promettant de ne plus jamais acheter une saleté de ballon gonflé à l’hélium. Le summum du ridicule survient quand, compatissant à votre torture, un individu plus jeune que vous bondit lestement pour récupérer en un tour de main ce fichu bout de ficelle qui vous échappe depuis plusieurs minutes. Fin du spectacle !
Les mamans ont un regard ému pour l’enfant heureux de retrouver son bien. Les jeunes filles ont un regard tout aussi ému pour ce bellâtre qui a si bien sauté, et personne n’a un regard pour le pauvre raté que vous êtes.
Si vous évitez cette dure épreuve, il reste néanmoins la seconde hypothèse, due à la lassitude, phénomène courant chez tous les enfants de moins de 10 ans. En effet, il y a de fortes chances qu’après quelques centaines de pas, votre bourreau décide que porter un chat-ballon à bout de bras n’est pas très drôle et qu’il vous le confie. Vous voilà donc contraint à tenir en laisse un bête objet ricanant, tout en courant désespérément derrière votre protégé qui en profite, puisqu’il a les mains libres, pour s’adonner à son sport favori : vous échapper. Ridicule assuré. Le savent-elles toutes ces marchandes de rêve, qui sillonnent les rues de Hanoï, ce qu’elles nous font vivre, à nous adultes ?
Tout cela, pour que ces ballons bouffis d’orgueil nous narguent encore quelques jours, flottant entre plafond et plancher dans la salle commune. Heureusement, rira bien qui rira le dernier, parce que ce n’est pas moi qui me dégonflerai en premier.