Il fait terriblement chaud à Huê (province de Thua Thiên-Huê, Centre), en ce jour de mai. Les orages qui apaiseront l’atmosphère dans l’après-midi sont encore en gestation dans les entrailles gonflées des gros cumulonimbus qui se profilent déjà à l’horizon. Pour l’heure, attendant un taxi devant la Porte du Midi (Ngo Môn) de la Cité impériale, nous rêvons d’un havre de fraîcheur. Justement, le chauffeur connaît un restaurant dans un endroit agréable, en plein milieu des maisons-jardins.
Patience végétale
En général, quand un chauffeur de taxi, quelque soit le pays du monde, vous propose un bon plan, c’est qu’il reçoit de belles compensations de la part du lieu en question. Par conséquent, ledit lieu, loin d’être un lieudit (oui, je sais c’était facile), est souvent à la hauteur des espoirs du chauffeur et du désespoir du porte-monnaie de ses clients.
Donc, pourquoi ne suis-je pas étonné quand notre voiture s’arrête devant un magnifique restaurant, semblable à un monastère serti dans un foisonnement de frangipaniers, bougainvilliers, manguiers, et autres arbres en…iers dont j’ai oublié les noms. Au cœur de ce temple de la restauration traditionnelle, une réplique d’une salle des palais impériaux nous accueille à table ouverte. Nous sommes les seuls clients et l’addition finale nous en donnera l’explication.
Huê est réputée non seulement par sa richesse historique et architectural, mais également pour son art culinaire. Photo : EVA/CVN |
Mais, patience ! Pour le moment, nous sommes impérialement installés dans des fauteuils de brocart doré, autour d’une immense table ronde. De quoi se prendre pour Arthur, si ce n’est qu’en place de longues épées, nous avons devant nous, nappe de lin, céramique fine et cristal limpide. Mon épouse, comme à l’habitude, s’est saisie du menu, et à la façon qu’elle a de tordre la bouche et de froncer les sourcils, j’imagine que si les mets proposés sont succulents, les prix le sont aussi.
Qu’importe la richesse de l’environnement, nous man-gerons simple. En premier des nems (rouleaux du printemps). Choix classique, sans surprise. Sauf que la surprise arrive avec le service. Un ensemble floral accompagne le plat, simple et magnifique. Simple car il s’agit d’un petit pot de fleurs garni de tulipes blanches et orangées. Magnifique car le pot est sculpté dans une carotte, les fleurs dans des mangues et des navets. Combien de patience il aura fallu pour faire de rustiques fruits et légumes, une œuvre d’art.
Et le plat suivant n’est pas en reste : cette fois, en compagnie de quelques mỳ xào (nouilles sautées) à la viande, c’est un extraordinaire phénix de carottes et melon qui déploie ses ailes au-dessus de nos assiettes. Et pour les mỳ Ý (spaghettis), c’est un poisson-légume qui fait des bulles de carottes, en compagnie de poissons navets. Même le cơm trắng (riz blanc) est présenté dans une citrouille sculptée de tresses et de roses. Quel trésor de patience et de temps a-t-il fallu déployer, pour faire d’un modeste repas, un régal des yeux ? Patience gratuite, car les œuvres sont éphémères. Mon épouse a voulu rapporter une de ces sculptures potagères à Hanoï, la merveille était revenue à son état premier : du compost pour le jardin.
Il faut avoir beaucoup de la patience et de la minutie pour faire d’un modeste repas un régal des yeux. |
Photo : EVA/CVN |
Patience minérale
Autre jour, autre lieu. Après une route éprouvante à travers les montagnes, qui nous a permis de comprendre ce que peut éprouver une chemise dans une machine à laver, nous arrivons dans cette petite ville, à l’écart des grandes routes de transhumances touristiques, entre les régions des Dzao et Tày. Après une rapide installation dans les chambres, nous partons à la découverte de la spécialité locale: les tableaux de poussière de pierre. On aime ou on n’aime pas, mais en tout cas, c’est là encore, un bel exemple de patience. Jugez-en plutôt !
En parcourant les ruelles, impossible de rater ces petits ateliers où des jeunes femmes, pour la plupart, passent des heures, accroupies au-dessus de plaque de plastique, pour disposer et coller de la poussière de pierre de différentes couleurs, afin d’obtenir un tableau. Natures mortes, paysages, animaux bondissants, reproduction de peintures célèbres, et même depuis quelques temps, nus, tout y passe, tout se fait, tout s’expose. Mais pour moi, le spectacle est ailleurs. C’est cette femme qui pile soigneusement, dans un mortier, une grosse pierre blanche, qu’elle va réduire lentement, en une farine minérale, avec pour tout outil un pilon en métal.
Là, les secondes, les minutes, les heures s’écoulent au rythme monotone des coups répétés inlassablement pour pulvériser la roche. Le spectacle, c’est aussi ces jeunes filles qui projettent, milligramme par milligramme, millimètre par millimètre, cette fine poudre colorée, en grattant lentement le bord de la cuillère en métal qui la contient. Les vibrations transmises à la cuillère déversent une quantité infime de poudre sur le dessin qui représente le tableau à réaliser.
Patience de pierre. |
Il faut suivre minutieusement chaque trait, remplir chaque surface, même la plus petite, sans mélanger les couleurs, sans déborder. Combien d’heures penchées sur l’œuvre qui progressivement prend corps pour devenir ce tableau coloré qui va trôner dans le salon d’une maison hanoïenne ou d’ailleurs ? Là encore, quelle patience pour donner le temps à la pierre de devenir œuvre d’art, dans laquelle le grain posé avec tant d’attention aura disparu au profit de l’ensemble.
Patience encore, pour les brodeuses qui passent des semaines penchées sur leur ouvroir pour créer des visages époustouflants de vérité, des paysages plus vrais que natures, où chaque fil est comme une note dans une harmonie. Que l’un soit mal tiré, trop long ou mal placé, et le visage perd son expression, le paysage devient fade.
J’admire souvent, dans un grand hôtel de Huê, un tigre brodé sur les deux faces d’un tulle tendu dans un cadre de bois ouvragé. Et mon admiration devient humilité, quand on me dit qu’il a fallu à deux brodeuses plus de six mois de travail quotidien, pour obtenir cette merveille de puissance et de beauté. Six mois à piquer l’aiguille, face à face, fil après fil, brin après brin, pour donner un soyeux que les grands peintres ne renieraient pas.
Quelqu’un m’a dit un jour : «La patience ne se décrète pas, elle s’apprend au contact des gens patients !» Alors, depuis que je vis au Vietnam, je ne perds pas une occasion d’apprendre.
Gérard Bonnafont/CVN