(Suite du numéro 31)
Le 2 septembre 1945, le Président Hô Chi Minh a proclamé l’indépendance de la République démocratique du Vietnam, à la place de Ba Dinh, Hanoi. |
La démarche de la pensée historique de Marr, très souple, évite toute logique arbitraire. «L’histoire n’est pas faite seulement d’évènements épiques : le petit peuple faisant des choses apparemment insignifiantes peut parfois exercer une influence sur le cours des événements». Parce que la vie ne dépend pas toujours nécessairement des décisions des États, des partis, des dirigeants ou des faiseurs d’opinions. L’historien n’hésite pas éventuellement à présenter les choses en partant d’en bas.
En 1945, beaucoup de personnes cherchaient individuellement à changer leur propre destinée. Pour Marr, la seule vérité en histoire est qu’il n’y a pas de vérités historiques, mais un nombre infini d’expériences vécues, la plupart d’entre elles vite oubliées, certaines autres retenues par la mémoire et élaborées par des bardes, des romanciers, des philosophes, des prêtres, des cinéastes, et naturellement par des historiens professionnels. Mais ce dernier a ceci de particulier que son scepticisme scientifique l’oblige à vérifier rigoureusement les sources et les documents, à éviter tout jugement manichéen, à rejeter un déterminisme dogmatique, surtout quand il s’agit d’une période de révolution et de guerre.
Défis à relever pour le gouvernement provisoire
Marr a interrogé des dizaines de personnalités vietnamiennes et étrangères, acteurs et témoins de 1945. Il a découvert, au hasard des recherches de par le monde, des documents de valeur. Par exemple, en France, le discours prononcé par Vo Nguyên Giap le 2 septembre 1945 après la proclamation de l’indépendance vietnamienne lue par Hô Chi Minh.
Après un bref commentaire de la proclamation, M. Giap, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement révolutionnaire provisoire, rend hommage aux ancêtres fondateurs du pays, aux troupes de libération nationale, au mouvement démocratique mondial, à la congrégation bouddhique et à la communauté catholique, et même à l’empereur Bao Dai qui a abdiqué et rallié la révolution.
Il annonce aussi que les élections générales démocratiques vont élire une Assemblée nationale qui promulgue une Constitution en bonne et due forme et formera un gouvernement légal. L’armée sera réorganisée et renforcée. L’économie sera reconstituée, l’éducation sera un souci majeur. M. Giap ne cache pas que le gouvernement provisoire manque de finances pour réaliser ces tâches et a besoin d’emprunts et d’impôts. Le gouvernement a confiance en l’aide dévouée du peuple parce que si la Patrie est perdue, l’intérêt individuel ne pourra subsister. Si l’indépendance et la République démocratique sont en danger, les droits du citoyen ne pourront être assurés. La censure sera maintenue jusqu’au moment de la stabilisation de la situation politique.
S’exprimant en termes plus clairs que Hô Chi Minh, M. Giap fait appel à l’aide des alliés, en particulier des États-Unis et de la Chine (de Tchangkei Chek) faisant abstention de l’Angleterre et de l’Union soviétique, mentionnant que le peuple vietnamien pendant la Seconde Guerre mondiale a lutté contre les Japonais alors que les colonialistes français coopéraient avec eux.
Aspiration à la paix et à l’indépendance
M. Giap rappelle également l’opinion de M. Roosevelt selon laquelle l’oppression et la cruauté aident le peuple à comprendre le prix de la liberté. Il cite également Tchangkai Chek qui déclare qu’une Troisième Guerre mondiale pourrait éclater si les peuples d’Asie ne bénéficiaient pas de la liberté et de l’égalité. M. Giap dénonce les préparatifs du gouvernement français pour le retour par la force au Vietnam, pays qui n’est pas soutenu au point de vue diplomatique, défendu seulement par l’union nationale. Il conclut : «Suivant les pas de nos ancêtres et aînés, notre génération livre un combat ultime pour que les futures générations puissent vivre dans l’indépendance nationale, la liberté et le bonheur».
La place de Ba Dinh (Hanoi) est, de nos jours, devenue un lieu historique où sont organisés des meetings et événements solennels. |
Marr nous a fourni des détails intéressants, souvent inédits, sur certains événements de 1945. Par exemple, autour des cérémonies de la Journée d’indépendance
(2 septembre 1945), Hô Chi Minh a invité le comandant américain Patti de l’OSS (qui avait aidé le réseau Viêt-Minh en Chine) à occuper une place officielle sur la tribune. Mais M. Patti préfère s’asseoir comme observateur parmi les dignitaires locaux face à la tribune. Tout en écoutant un interprète lui traduire les paroles de Hô Chi Minh, M. Patti suit les réactions de la foule. Il estime que M. Hô l’a conquise. Il envoie par radio et par air à l’OSS de Kenming la traduction de la proclamation lue par M. Hô et ses impressions. Transmis à Washington, le message passe inaperçu. Le secrétaire d’État, J. Byrnes, a d’autres chats plus importants à fouetter.
Le délégué du gouvernement français Sainterry observe la foule de manifestants passer devant l’ancien Palais du gouverneur général occupé par la Délégation française. Il est frappé par l’ordre et la discipline de ce défilé de dizaines de milliers de Vietnamiens. Il est irrité par la présence d’une délégation américaine au meeting et le vol à basse altitude d’un avion américain.
Après avoir eu les interventions au metting, il conclut que l’attitude politique de Hô Chi Minh est plus modérée que celle de ses assistants. Le 3 septembre, un de ses assistants, le lieutenant Missofte a un entretien positif avec Hô Chi Minh et son ministre des Affaires étrangères, Hoàng Minh Giam.
Très impressionné par M. Hô, il est convaincu que les négociations avec ce dernier sont possibles. M. Sainten voudrait discuter tout de suite avec Hô Chi Minh, mais il ne reçoit aucune réponse de Paris.
Paris ignore les documents hautement significatifs du 2 septembre vietnamien. Quelques mois après, un analyste des services secrets les qualifie de mélange bâtard d’internationalisme livresque, de chauvinisme, de marxisme intellectuel, et de revendications souvent primitives. Paris n’accorde aucun intérêt aux aspirations vietnamiennes exprimées par MM. Hô et Giap, ni aux tentatives négociatrices de M. Sainteny.
Il est préoccupé par l’envoi urgent à Saigon d’un corps expéditionnaire afin de conquérir le Nord Vietnam. Une fois le pouvoir en main, on pourrait discuter avec n’importe quelle faction ou parti indigène. Telle est la ligne adoptée par le gouvernement français et son armée pendant de longues années, ligne suivie ensuite par les Américains.
Huu Ngoc/CVN