Un poète et son asile du Nuage Blanc (suite)

Huu Ngoc nous présente un choix substantiel de poèmes de Nguyên Binh Khiêm, penseur et humaniste du XVIe siècle. Il est le pionnier de la poésie en nôm (idéogrammes vietnamiens).

>>Un poète et son asile du Nuage Blanc
Nguyên Binh Khiêm a laissé plusieurs œuvres en caractères chinois dont le Bach Vân am thi tâp (Recueil de poèmes de l’asile du Nuage Blanc). Mais c’est le recueil Bach Vân quôc ngu thi tâp (Recueil de poèmes de l’asile du Nuage Blanc en langue nationale) comprenant une centaine de poèmes en nôm (idéogrammes vietnamiens pour transcrire la langue vernaculaire Viêt alors que la poésie classique emploie les caractères chinois) qui lui a valu l’honneur d’être le pionnier de la poésie nationale.
Au lieu de versifier en han (idéogrammes chinois classiques), il avait employé la langue de son peuple. Ceci nous fait penser aux poètes de la Pléiade du XVIe siècle, qui préféraient rimer en français et non en latin. Nous donnons ci-dessous un choix de poèmes en langue nationale de Nguyên Binh Khiêm traduits en français.

Le Recueil de poèmes de l’asile du Nuage Blanc en langue nationale de Nguyên Binh Khiêm.


Recueil de poèmes de l’asile du Nuage Blanc
Ne critique pas les défauts d’autrui, n’aie pas trop confiance en tes avantages,
Faible ou fort, chacun vit à son gré.
Telle saveur plaît au goût sans pourtant être douce (1)
Telle couleur prend du temps à devenir foncé, mais aussi à déteindre.
Même si ton sort change, sois toujours content de ton sort.
As-tu plus de talent qu’un autre, n’en tire point vanité.
À la réflexion, la valeur d’un sage vaut autant dans l’action que dans la retraite,
Il faut toujours choisir l’un ou l’autre.
                                                  * * *
L’homme en vain se presse et se fatigue.
La vie humaine n’est en fait qu’un séjour provisoire.
Le soleil et la lune glissent comme des navettes,
La floraison perd vite son éclat.
Plus fière est une fleur épanouie, plus vite elle se flétrit.
Plus l’eau s’accumule, emplissant toute chose, plus vite elle diminuera de volume.
Plein ou vide, le destin en décide
Qui a pu jusqu’ici changer les lois de la nature ?
                                                  * * *
Adroit ou maladroit, tout homme a un métier.
Aux moments difficiles, il peut être à la charge de sa femme et de ses enfants.
Autour de lui, par les temps favorables, les proches se bousculent,
Les revers viennent-ils, tous les gens du village se détournent de lui.
Le billot souillé de choses malsaines attire les mouches,
Les fourmis ne hantent pas la marmite de fonte sans mélasse ni graisse.
Les gens d’aujourd’hui vénèrent les riches.
Qui respecte ceux qui arrivent en silence et les mains vides ?
                                                  * * *
Aux tentations des honneurs, restons les bras croisés.
Combien me félicitent d’avoir évité les malheurs inattendus.
Les fleurs d’abricotier s’argentent aux lueurs de la lune,
Ajouré est l’ombrage des bambous balancés par le vent.
Je n’ai jamais oublié mes attachements du passé, ni ma sollicitude, ni mon affection pour le Peuple,
Mais pour les choses d’aujourd’hui, je répugne à décider du vrai ou du faux.
J’ai parcouru monts et fleuves du pays tout entier,
Que de passages dangereux sur le chemin de la vie !

Au 28e jour du 12e mois lunaire chaque année, une fête en honneur de Nguyên Binh Khiêm est organisée dans le vestige qui lui est dédié dans le district de Vinh Bao, ville de Hai Phong (Nord).

                                                     * * *
Ne dispute pas dans la vie le titre d’homme de talent,
À quoi bon chercher la chicane !
Celui-ci prétend être sensé et refuse des concessions,
Celui-là croit avoir raison et n’accepte pas la défaite.
Même l’aigle rapace ne doit pas provoquer la moule (2)
L’anguille ne le cède en rien à la cigogne (3)
Selon le précepte ancien, la concorde est pour l’homme le bien le plus précieux
Rien ne vaut la paix, pour éviter l’inquiétude.
                                                       * * *
Une bêche, une pioche et une canne à pêche,
J’aime à flâner ainsi, laissant aux autres la liberté de n’importe quel plaisir.
Je suis sot en cherchant les endroits déserts,
D’autres, habiles, préfèrent les lieux tumultueux.
L’automne, je mange des pousses de bambou, l’hiver, des germes de haricot,
Le printemps, je me baigne dans le lac aux lotus, et l’été dans la mare.
Je viens boire l’alcool au pied de quelques arbres,
Regardant richesse et honneur comme un rêve.
                                                      * * *
Quiconque veut nuire aux autres ne peut éviter les inquiétudes.
Mieux vaut une vie pacifique, et dormir en ronflant.
Cette main se ferme adroitement, encore faut-il qu’elle s’ouvre avec aisance.
Cette bouche rit fréquemment, mais parfois, elle tousse.
Quand le temps est favorable, le chat poursuit la souris,
La situation est-elle néfaste, le bœuf est emporté par les fourmis.
On se repent seulement après succès et défaite.
Une vie calme n’est-elle pas meilleure qu’une vie affairée ?

(À suivre)

Huu Ngoc/CVN


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1. Littéralement : telle saveur est «bùi», elle n’est pas «ngọt» (sucrée). «Bùi» désigne dans le parler vietnamien la saveur agréable des substances farineuses contenant des matières grasses auxquelles la préparation (grillade, cuisson) donne un arôme particulier, tels l’arachide, le sésame, etc.
2. Allusion à l’apologie de «La cigogne et la moule» : Une moule baille quand arrive une cigogne qui lui donne un coup de bec. La moule aussitôt ferme la coquille, coinçant le bec de l’oiseau. Aucun des deux ne veut céder. Survient un pêcheur qui les attrape toutes deux.
3. Dans le parler populaire, l’anguille est considérée comme le symbole de la résignation, «l’anguille ne se soucie guère d’avoir la tête souillée» (car elle vit dans la boue). Le vers signifie : l’anguille dans certains cas n’est nullement inférieure à la cigogne, si arrogante dans l’apologie.

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