Spectacle permanent

Toi qui habites au Vietnam depuis tant d’années, rien ne doit plus te surprendre. Voilà ce que je m’entends souvent dire. Erreur! Pour un étranger, ce pays reste un spectacle permanent et surprenant, presque merveilleux. Il suffit de s’arrêter et de regarder…

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Occupation de trottoir gastronomique et pacifique.
Photo: Hoàng Phuong/CVN

Ce matin, j’attends des amis pour les conduire à l’aéroport. Fin des vacances, retour à la maison. Tandis que dans leur chambre, ils s’exercent au périlleux exercice qui consiste à remplir de superflu des valises déjà pleines du nécessaire, je m’installe devant l’hôtel. Je suis assis sur la margelle de l’escalier qui mène à la réception. Comme tout escalier d’hôtel qui veut se donner un air important, il est monumental: plus de 20 marches que doivent maudire les porteurs de valises. Mais pour l’heure, il m’offre un point de vue idéal sur le théâtre de la rue.

Occupation matinale

Il est à peine 08h00 du matin et déjà, la ville grouille d’animation. À quelques mètres de moi, les estaminets de trottoirs ont déjà préparé leurs mini-sièges en plastique rouge ou bleu. Au passage, je me dis que celui qui a breveté la fabrication de ces petits meubles doit être multimilliardaire aujourd’hui, ou alors il a fait la plus grosse erreur de sa vie!

À gauche, c’est une vendeuse de boissons chaudes ou froides qui trône au milieu de quelques petites tables prêtes à recevoir le client déjà assoiffé par la pollution matinale. Un chien affublé d’un magnifique collier de feutre bordeaux affirme son appartenance à la gent domestique familiale en narguant, depuis la table sous laquelle il s’est niché, les deux chiens faméliques qui rôdent dans le coin dans l’espoir d’un vieux croûton qui traîne ou d’un reste d’ordure oubliée la veille dans le caniveau.

À droite, une plantureuse matrone a empilé plusieurs chaises en plastique pour pouvoir s’asseoir sans danger, à l’ombre d’un parasol sous lequel elle propose des sandwichs au pâté et à l’œuf. Ce type de sandwich, apprécié par tous ceux qui n’ont pas le temps de savourer un phở (soupe de nouilles à la viande de bœuf ou de poulet), est caractéristique au Vietnam. On chauffe le pain, et on fait fondre le pâté qui se transforme en une pâte molle étalée sur la mie, puis on cuit un œuf en omelette que l’on glisse dans le sandwich. Absolument roboratif, si l’ensemble peut paraître éloigné des canons de la gastronomie selon Brillat-Savarin, il tient au corps pour plusieurs heures.

Un peu plus loin, c’est un vendeur de cigarettes qui a monté un étal de fortune pour permettre aux drogués de la nicotine d’éviter le manque et ses manifestations: nervosité, irritation, tremblements, sueurs, et plus si affinités.

Avec toutes ces échoppes de plein air, le trottoir ressemble plus à une galerie commerçante qu’à un lieu de déambulation piétonne.

D’ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué il y a quelques années, le trottoir au Vietnam n’est pas un endroit fait pour trotter. S’y déplacer tient plutôt du parcours du combattant. Car, outre les clients qui se restaurent ou se désaltèrent, assis au milieu du passage, il faut aussi éviter les motos qui y élisent résidence, malgré les interdictions mille fois réitérées… Ceci étant, il y a encore quelques piétons qui se hasardent à se promener dans ce labyrinthe mouvant: les touristes.

Des livres et articles artisanaux sont mis en vente sur le trottoir dans une rue hanoïenne.
Photo: Hoàng Phuong/CVN

Sentier de la jungle?

Et justement de mon observatoire privilégié, j’ai l’occasion de voir passer nombre de vacanciers matinaux partant à la découverte de la ville. Et, de fil en aiguille, je constate que si les jours se suivent mais ne se ressemblent pas, les groupes de touristes se suivent et se ressemblent!

En général, les touristes qui circulent à pied sont plutôt des familles ou des couples. Les cohortes de touristes coiffés d’une casquette uniforme pour éviter de les perdre dans la foule préfèrent se déplacer en autocar d’un point de la ville à l’autre.

D’ailleurs, justement un de ces bus vient de s’arrêter devant l’hôtel et, comme répondant à un signal pavlovien, une horde à couvre-chef jaune dévale l’escalier, manquant de m’écraser au passage, pour s’engouffrer dans le véhicule, pressée de retrouver l’air climatisé et le bonheur de se retrouver entre soi.

Laissant partir la joyeuse colonie de vacances aux plaisirs du tourisme aseptisé, je reviens à mes touristes badauds qui baguenaudent sur mon bout de trottoir. Et, si j’ose affirmer qu’ils se ressemblent, c’est parce que leur façon de se déplacer est presque toujours la même. En général, les familles marchent en file indienne, comme les mohicans sur le sentier de la guerre...

En premier vient le père qui, plan à la main, tente de reconnaître le chemin qu’il faut prendre, celui que l’on a pris, celui que l’on aimerait prendre, et celui que l’on prend. Cet exercice intellectuel nécessite de lire la carte et le territoire qui, comme chacun sait, ne se ressemblent pas. D’où une attention extrême qui conduit le chef de file familial à adopter l’attitude du chef de meute: renifler le sol (pour l’humain, il s’agit de lire la carte) pour repérer la bonne direction, puis filer en vitesse dans cette direction jusqu’au prochain croisement où il faudra à nouveau s’orienter. Ce qui, vous me l’accorderez, laisse peu de temps pour admirer les mille petits détails savoureux qu’offre la vie dans la rue…

Ensuite, derrière le guide improvisé, suivent les enfants. Petits, ils s’accrochent aux basques de la mère; grands, ils avancent d’un pas nonchalant, souvent tête baissée pour éviter les obstacles. À quoi songent-ils en jetant deci delà quelques regards désabusés? Au prochain soda qu’ils vont boire, à la piscine de l’hôtel, au jeu qu’ils ont laissé sur leur ordi, au lit qu’ils ont abandonné trop tôt ou aux copains avec qui ils aimeraient être plutôt que de musarder à l’autre bout du monde?

Puis, fermant la marche, voici le rempart maternel. Attentive à ce que sa progéniture ne trébuche pas sur les obstacles du parcours, rappelant à l’ordre l’imprudent qui se hasarde sur la rue, houspillant avec tendresse le traînard qui se laisse distancer par le berger paternel, elle assure la pérennité de la solidité familiale, là sur ce trottoir tellement étrange à l’étranger.

Ainsi, passent devant moi, en kaléidoscope, les touristes. Le film est parfois troublé par quelques solitaires qui se hâtent, livre-guide à la main, ou par quelques couples ou groupes d’amis dont, allez savoir pourquoi, les hommes marchent toujours en premier! Décidément, l’atavisme est puissant et les féministes ont encore du grain à moudre pour l’égalité des hommes et des femmes sur les trottoirs.

Ça y est! Mes amis ont résolu leur problème de contenant et de contenu. Un dernier adieu au personnel qui les a choyés ces derniers jours, des promesses de retour qui s’envoleront avec le temps, des valises bouffies à faire vaciller de terreur l’employé qui doit leur faire descendre dignement la volée de marches, alors que dans son for intérieur il balancerait bien tout ça cul par-dessus tête sur le trottoir, au risque d’écraser une famille de mohicans en promenade.

Le spectacle continue…


Gérard BONNAFONT/CVN

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