Souvenirs de guerre

Dans le sillage de la Révolution d’Août 1945, Hô Chi Minh proclame l’Indépendance du Vietnam. Peu de temps après, les Français commencent leur reconquête qui dure jusqu’à leur défaite à la bataille de Diên Biên Phu, en 1954. Huu Ngoc révèle un aspect peu connu de cette guerre.

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Dimanche dernier, en fouillant dans mes archives de guerre poussiéreuses, je suis tombé sur le seul exemplaire que je puisse garder de la série des Frères d’Armes, série publiée au cours des premières années de la guerre franco-vietnamienne (1946-1954). Il s’agit du numéro de janvier 1950. Plus d’un demi-siècle s’est écoulé. Une foule de souvenirs me revient à la mémoire. Je me rappelle non sans émotion mon feu ami allemand Erwin Borchers, connu sous le nom vietnamien Chiên Si (Le Militant), qui dirigea Frères d’Armes qui avait une version allemande, Waffen Brueder.

Erwin Borchers (2e à gauche, assis) a été baptisé Chiên Si par le Président Hô Chi Minh. Ici lors d’une rencontre avec Vo Nguyên Giap (2e à droite, assis) pendant les premières années de la Résistance.

Un Allemand rejointla Résistance

Erwin Borchers appartenait à un groupe de près de dix intellectuels allemands antinazi qui avaient dû s’engager dans la Légion étrangère française à la veille de la Seconde Guerre mondiale pour fuir la Gestapo. Envoyés en Indochine dans le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) pour réprimer la lutte du peuple vietnamien pour l’indépendance, ils n’ont pas tardé à rejoindre la Résistance vietnamienne. C’est dans ces circonstances qu’Erwin a lancé Frères d’Armes pour appeler les soldats du CEFEO à refuser de combattre pour une cause injuste.

Dans le numéro de Frères d’Armes que j’ai en main, un article retient particulièrement mon attention : Sous le bistouri. L’auteur, Lê Duc Nhân (nom vietnamien de l’Autrichien Rudolf. Schroeder), qui commandait un détachement de volontaires étrangères combattant pour nous. Dans son article, il raconte non sans humour comment, dans les dures conditions de la guérilla, il a été opéré «miraculeusement» par le Professeur-Docteur Tôn Thât Tùng (1). Ci-dessous, nous lui laissons la parole. Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction pour faciliter la lecture.

Sous le bistouri

Ce qui importe, quand vous entrez dans un hôpital pour vous y faire soigner, voire opérer, c’est que tout vous y donne, dès le premier instant, le sentiment de la sécurité. Tout et tous : la maison et l’installation, le personnel, le déroulement de service, la médicine et son diagnostic. Votre cas doit être absolument clair aux yeux du médicine, du moins faut-il que celui-ci arrive à vous donner cette certitude. Le traitement et l’intervention devront se déterminer sans discussion en fonction du mal. Vos douleurs actuelles et à venir doivent paraître, à vos propres yeux, comme une quantité presque négligeable, supplément plus ou moins légitime sans rapport essentiel avec votre maladie. Cela vous paraît extravagant ? Erreur.

L’Autrichien Rudolf Schroeder ayant pour nom vietnamien Lê Duc Nhân (1er à droite) a été opéré par le Docteur Tôn Thât Tùng pendant les années de la guerre anti-française.

Pour peu que votre état général tienne dans une clinique qui réunit ces conditions, vous avez les meilleures chances d’en sortir rétabli. Je parle d’expérience. À l’âge de 15 ans, voulant entreprendre un tour un peu fanfaron, le saut en longueur sur le cheval d’arçon, jambes entre les bras, genoux ramené sous le menton, je suis tombé, après l’avoir réussi une première fois ! Et mon bras droit s’est cassé avec fracas. Vrai, je n’aurais jamais cru que cela craque fort. Mais tout ce qui suivait m’a laissé le souvenir d’un déroulement impeccable et d’un ordre parfait. Tout de suite, la voix du professeur de gymnastique : «Amenez-le à l’hôpital !».

C’était à 15 minutes de là, le trajet à l’hôpital en compagnie de deux camarades ; l’entrée et l’admission après quelques questions précises, raisonnables, sans tracasseries, et auxquelles il était facile, raisonnable !, de répondre, la table d’opération, l’anesthésie à l’éther, le réveil, le vomissement, le plâtre, les exercices d’assouplissement. À l’époque même et depuis lors, par le souvenir, tout m’a paru et n’a cessé de me paraître si clair et si normal que j’en suis arrivé à considérer l’accident lui-même comme presque normal. S’il y a quelque ordre et cohésion dans mon existence jusqu’ici, la fracture du bras droit au niveau du coude en fait partie.

Voilà ce qu’il faut, exactement. Il faut, quand vous vous traînez avec votre mal, que vous sachiez que quelque part, ce qui vous est arrivé est prévu. Si vous avez de la chance, ce quelque part, c’est précisément la clinique où vous entrez. C’est l’affaire du médecin chef, direz-vous. Certainement. Mais convenez que les conditions que l’on trouve normalement, en temps de paix, dans un pays bien équipé lui facilitent singulièrement cette tâche. Tandis que, pendant la Résistance...

Un hôpital en plein air

Eh bien, tant pis. Je n’étais pourtant pas inquiet. Décidé à me faire opérer, j’étais venu de loin. Le docteur et la clinique m’avaient été recommandés. À présent, me voilà arrivé : je me ferais opérer, fût-ce sur une table branlante en bambou. Mais, j’étais curieux : «Par ici, s’il vous plaît !»

Sous de très hauts arbres, complètement soustrait à la vue aérienne, un bâtiment construit en angle droit, les murs peints en blanc. … «Le docteur est d’avis que la maison d’un malade doit être gaie», me dit l’infirmière.

Des portes, des chambres, des lits tout me frappait par un certain «fini» dans l’exécution.

«Vous avez un bon menuisier» dis-je.

«Nous avons un atelier de menuiserie», corrigea-t-elle doucement.

Je commençais à me rendre compte que le docteur ne faisait pas les choses à moitié.

«Par-là, c’est la salle d’opération !».

Je ne jetai qu’un coup d’œil timide. Quel est l’homme du XXe siècle qui puisse regarder une salle d’opération sans un sentiment presque religieux ? N’est-ce point un endroit en quelque sorte sacré, quelque chose comme une église. Certes, la religion qu’on y pratique si ses rites sont difficiles et exigent un long apprentissage, des connaissances, elle est toute positive. Néanmoins, je pense que pour un profane.

Le docteur Tôn Thât Tùng (centre) lors d’une séance de théorie donnée aux étudiants de l’École de la médecine en 1950, basée alors dans la province de Tuyên Quang (Nord).

Ce jour-là, je ne risquai qu’un timide regard vers la salle d’opérations, c’est là que je savais que pour moi, le moment d’y entrer n’était pas encore venu. Mais je souhaitais qu’il vînt.

«Et voici votre chambre. Le docteur vous verra demain».

Voici comment, sous les arbres, avec du bois et quelques menuisiers, de la peinture blanche, de la précision et de l’imagination, le docteur avait fait de telle sorte que son hôpital me parût comme hôpital tel que j’en ai connu avant, dans des pays bien outillés et en temps de paix. Un hôpital parfaitement normal, dans lequel on se sent en sécurité.

«Alors, vous voulez vous faire opérer. Faites voir un peu».

Je m’étendis doucement. Le diagnostique du reste n’était pas douteux.

«C’est ça. Pensez-vous pouvoir faire face à l’opération

«Je crois que vous en jugez mieux que moi».

«Hm. Oui. Ma foi, votre état général permet l’intervention».

«Je suis venu pour ça».

«Alors on opère ?»

«Le plus tôt sera le mieux»

«Allez, demain matin, 07h00, on l’opèrera».

Le jour J arrive

Anesthésie générale. Puis des indications aux internes et infirmières. Je me sentais doucement, puis rapidement glisser vers l’inconscient. Je m’amusai un peu à penser que l’on m’avait soigneusement attaché, tout en me disant que cet amusement était enfantin, il faut garantir l’immobilité de l’opéré. Si je ne voulais pas bouger, c’est que je ne le pouvais déjà plus. Je notai mon amusement et la critique que j’en avais faite comme une preuve de ma lucidité. Je constatai ensuite la constatation. Immanence de la conscience : ces constatations de constatations sont psychologiquement anormales. Tu n’es déjà plus lucide.

Novalis, poète et philosophe allemand du XVIIIe siècle, écrivait : «Nous sommes près du réveil quand nous rêvons que nous rêvons» serait à compléter par «nous sommes près de nous endormir quand nous constatons que nous sommes lucides». Ah bah, tout ça, c’est de la littérature. La réalité, c’est que ces gaillards veulent m’endormir et que le docteur s’apprête à couper dans mon ventre. Mais, ils ne m’ont pas endormi, ha ha, ils verront… Vous allez voir. Très amusant. De la musique aussi, un peu trop solennelle, ces accords, voyons. Tout à la fin, l’éther me causa une seconde d’angoisse.

Est-ce que j’ai bu hier soir ? Quelle tête. Je ne prenais que lentement conscience de mon corps. Mon immobilité me frappait, et aussi la fait que je n’osais pas porter ma main vers le bas-ventre, il était comme emballé.

«Est-ce que je suis opéré ?»

«Oui, oui, ne bougez pas !»

«Est-ce que l’opération est réussie ?»

«Oui, oui, mais restez tranquille»

«Reposez-vous

Je me mets à vomir. C’est après que l’éther est désagréable. Exactement comme il y a 22 ans. C’était un vrai hôpital, sans doute, les choses s’y passaient régulièrement et comme prévues.

Rétablissement

Pendant deux jours, je gémissais sans souci de ma dignité. À la fin du deuxième jour, le docteur vient me voir et me demande ce que je voulais manger, car le médecin, dit-il, est avant tout un cuisinier. Paroles d’or. J’aurais voulu me lever pour lui serrer la main.

«Qu’est-ce que vous faites, restez donc couché», dit-il.

Je demandai du lait, avec «si vous le permettez, un soupçon de café ?»

«Donnez-lui du lait et du café !» dit le docteur. C’est une réaction saine. Quel homme !

Le Pr-Dr Tôn Thât Tùng (droite) apprend à un docteur français à réaliser une hépatotomie en 1974 à l’Hôpital vietnamo-allemand, à Hanoi.

La guérison se poursuivait sans incident notable. Il y eut d’autres opérations, tous les jours, et plus d’une fois deux et trois en une matinée. Il y eut des opérations alors que les Vampires survolaient la clinique, bombardaient et mitraillaient à 2 km et moins. Et les nuits, on entendait le mortier, et les mitrailleuses 13,2.

Il y eut des opérations à 05h00, du matin sous une ampoule – à laquelle le courant était fourni par un appareil qu’il fallait actionner à la manivelle. «Je n’ose pas donner une lumière plus forte, me dit le docteur, de peur de faire sauter l’ampoule. C’est ma seule». Mais, mortier ou mitrailleuse 12,7, la température était prise deux fois par jour, régulièrement, et sans exception, les chambres étaient faites, l’interne passait tous les matins, les infirmières s’occupaient des nouveaux opérés, ni vampire ni canon ne purent déranger la vie de l’hôpital. Je vous ai dit que c’est un bon hôpital.

Avant mon départ, le docteur me fit promettre que je ne ferais ni trotter ni galoper mon cheval. Et je déclare ici que sur tout le chemin de retour, j’ai trotté deux fois seulement et que je n’ai pas du tout galopé. Voici deux semaines déjà que je suis rentré. Ce premier janvier 1950, je me dis que l’Année nouvelle s’annonce mieux que la vieille, et je sais de quoi je parle. À ce qu’elle apportera, je saurai faire face en bonne forme. À 15 pas devant moi, mon cheval broute. Je lui cligne de l’œil et lui dis : «Bientôt, nous allons galoper. Galoper comme avant». Car, voyez-vous, ce qui, par le temps qui court, importe dans la vie d’un homme, c’est qu’il puisse se casser, sans risque d’autre complications, mettons les… côtes. Vive la chirurgie !


Huu Ngoc/CVN

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1. Tôn Thât Tùng (1912-1982) est le père de la chirurgie vietnamienne. Après avoir fait son internat dans des hôpitaux, où il a travaillé durant la colonisation française, il a servi la Révolution de 1945 dès la première heure, puis la Résistance nationale. Il a assumé les fonctions de vice-ministre de la Santé pendant un certain temps.

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