Le chant des veuves éplorées

Depuis une dizaine d’années, l’homme de culture Huu Ngoc est un collaborateur fidèle du Courrier du Vietnam. Nous présentons ci-dessous son article sur l’image des femmes vietnamiennes, notamment les veuves pleurant leur mari.

Mon ami P.D, astrophycicien et poète à ses heures, m’a offert un cadeau magnifique, son florilège de la poésie française intitulé La chanson bien douce. Il a élaboré cet ouvrage volumineux sans doute pour son plaisir et non pour l’édition. Je pense au mot de Georges Pompidou : «Pourquoi entreprendre une nouvelle anthologie de la poésie française sinon, d’abord, pour soi-même ?». Et pourquoi pas, pour communiquer aussi aux amis les chocs de la beauté poétique.

Après avoir parcouru La chanson bien douce, j’ai passé un coup de fil à l’auteur pour lui demander de m’éclairer sur une question qui me préoccupe : «Pourquoi parmi les centaines de poèmes de ton choix, aucun n’évoque la tristesse d’une femme pleurant son mari ? Il y en a dans la poésie vietnamienne». Après une minute d’hésitation, P.D m’a répondu qu’il n’y avait pas pensé et qu’il y réfléchirait.

Pierre représentant une dame qui attend son mari, basée dans la province de Lang Son

Je remarque la même absence dans les anthologies de la poésie allemande, anglaise, américaine que j’ai en main. Pourquoi l’absence de ce thème dans la poésie occidentale ? Est-ce parce que chez l’épouse en Occident, la femme a acquis une solide individualité, ce qui lui permet d’être indépendante à l’égard de son mari au point de vue économique, social est même psychologique. Quand elle perd son mari, elle ne perd que «sa moitié», elle souffre, mais elle a encore «sa propre moitié, sa propre vie à vivre». Par contre, l’épouse vietnamienne traditionnelle, quand elle perd son mari, elle perd tout, parce que sa vie est liée entièrement à celle de son mari. L’ingénieur Dang Phuc Thông (mort en 1946), diplômé de Paris et vice-ministre du gouvernement révolutionnaire de Hô Chi Minh, nous en a donné une explication : sous l’influence du confucianisme, la femme vietnamienne n’avait pas la possibilité de réaliser son moi comme en Occident. Elle se réalisait par le sacrifice de son moi dans le cadre des obligations morales à l’égard du père, du mari et des enfants. Après la mort de son mari, il ne lui restait plus qu’à se consacrer entièrement aux enfants en cultivant la mémoire de son époux. Et comme la poésie est inhérente à l’âme vietnamienne, plus d’une veuve faisait des vers pour se remémorer l’époux disparu.

Poème de la princesse Ngoc Hân

Nos anthologies litté-raires recueillent en général deux poèmes de veuve pensant à leur mari, l’un de la princesse Ngoc Hân du XVIIIe siècle et l’autre de Tuong Phô du XXe.

Ngoc Hân (1770-1799) est mariée à 16 ans au roi Quang Trung, héros national qui a mis en pièces une énorme armée d’invasion Quing.

Après la mort prématurée de son mari en 1792, elle compose Ai Tu Van (Pleurs et Regrets), long poème pour exprimer la douleur d’une femme perdant son mari, d’une amante pleurant son aimé, d’un sujet regrettant son roi. Ci-dessous un extrait de ce poème :

Dans la chambre, le vent déverse sa froidure,

Sous la véranda se fânent les fleurs d’orchidée

La fumée recouvre la tombe du défunt.

On ne voit plus l’ombre du carrosse royal

Je reste seule, pleurant sur moi-même

Ciel, pourquoi briser ainsi notre union

Comment dire ma tristesse et ma peine

Profondes comme la mer, immenses comme le Ciel.

À l’Est, des voiles voguent en tous sens

À perte de vue, je ne vois que l’eau et le firmament

À l’Ouest, arbres et monts s’étendent à l’infini

Au Sud, errent des oies sauvages

Au Nord, la brume d’un blanc linceul couvre les forêts

J’ai beau scruter les quatre horizons

L’espace est un abîme, où donc le retrouver.

Mme Tuong Phô (1896-1973) est célèbre par son Giot lê thu (Larmes d’automne), mélange de poésie et de prose rythmée, écrit en 1923 pour pleurer son mari sur un ton romantique mêlant ses regrets douloureux au sentiment que lui inspire l’automne. En voici un extrait :

Tu es parti au seuil de l’automne, en cette année-là

L’automne revient et toi, point n’est revenu.

Tu es parti, parti, et point n’est revenu

L’automne qui s’en vient me retrouve transie de tristesse

Ton cœur a suivi les nuages et les eaux

À qui désormais confier ma peine ?

L’immensité du ciel et de la terre

Garde à jamais le regret d’amour

Par toi, la douleur a dechiré mes entrailles

Par toi, le chagrin au fil des jours des mois

S’est noué en écheveau sans fin.

L’automne passé, j’ai pleuré

Cet automne, je pleure encore

(Traduction Mireille Gansel)

 

La poète Tuong Pho

Mme Tuong Phô a composé ces vers dans les années 20-30 du siècle dernier, an temps où la vulgarisation du Quôc Ngu (écriture vietnamienne romanisée) et l’implantation du lyrisme romantique français favorisaient l’éclosion de la poésie moderne vietnamienne. En tant que femme poète, elle a fait œuvre de pionnier.

Depuis plus d’un demi-siècle, le nombre de femmes poètes, et même de professionnelles, se multiplie rapidement. Je connais quelques veuves, mères de famille sans ambition littéraire, qui continuent la tradition de Tuong Phô et de Ngoc Hân.

Elles font des vers en souvenir des jours heureux : «C’est toi qui dors dans l’ombre ô sacré souvenir !» (Hugo).

HUU NGOC/CVN

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