>>Deux énigmes de l’histoire littéraire du Vietnam
L’œuvre "Viêt Nam van hoc su yêu" de Duong Quang Hàm a fait l’objet de nombreuses rééditions. |
Photo : CTV/CVN |
Il y a plus d’un demi-siècle est paru le Viêt Nam van hoc su yêu (Histoire littéraire du Vietnam, Hanoï, 1943). Cette œuvre de Duong Quang Hàm s’inscrit dans le cadre de la modernisation de la culture vietnamienne en général et des études littéraires, historiques et philosophiques en particulier. Ces études avaient employé comme véhicule, durant 2.000 ans, les idéogrammes chinois, tout comme le latin au Moyen Âge en Europe. Elles étaient inspirées par la scolastique confucéenne.
L’écriture vietnamienne romanisée
En 1844, les Français achevèrent la conquête du Vietnam. L’administration coloniale créa un enseignement franco-indigène basé sur l’emploi du français et de l’écriture vietnamienne romanisée, le quôc ngu, qui devait devenir l’unique véhicule dans la vie publique, la presse, la littérature. Le processus de modernisation (c’est-à-dire d’occidentalisation) culturelle s’est accompli très rapidement dans les trois premières décennies du XXe siècle.
Duong Quang Hàm appartient à la génération d’intellectuels vietnamiens nés dans les années 1880-1890 qui, après avoir reçu une première éducation confucéenne, se sont tournés vers la culture française. Ils écrivaient peu en chinois han mais s’exprimaient en quôc ngu et occasionnellement en français.
Grâce à leurs travaux et à ceux de leurs cadets, une série d’ouvrages de recherche moderne sur l’histoire, la philosophie, la littérature du Vietnam a vu le jour dans les années 1920 et 1930, signés de noms illustres tels que Nguyên Van Ngoc, Nguyên Van Vinh, Pham Quynh, Trân Trong Kim, Trân Van Giáp, Dào Duy Anh, Thiêu Son, Vu Ngoc Phan, Hoài Thanh, etc.
C’est dans ce contexte que l’Histoire littéraire du Vietnam a émergé. Simple manuel scolaire, il s’est imposé à deux titres, en tant que profession de foi patriotique et œuvre d’érudition moderne.
Duong Quang Hàm est issu d’une famille de lettrés confucéens dévoués à la Patrie. Son père et l’un de ses frères ont été exilés par l’administration française à Poulo Condor, pour avoir milité au sein du Dông Kinh Nghia Thuc (École de la Capitale de l’État pour la juste Cause), organisation révolutionnaire clandestine.
Il a choisi de servir son pays en se faisant professeur de langue et de littérature vietnamiennes, alors que ces matières étaient reléguées au second plan par l’enseignement colonial. La question linguistique prenait une importance décisive pour la préservation de l’identité nationale. "C’est dans la langue que sont consignés les traditions, l’histoire, la religion, les préceptes d’existence, le cœur et toute l’âme d’un peuple" (Herder).
Dans son ouvrage, fruit de 20 ans d’enseignement et de recherche, Duong Quang Hàm attache une grande importance à la littérature populaire (chapitre I), fondement de la culture nationale.
Des œuvres littéraires de Duong Quang Hàm. |
Photo : CTV/CVN |
Avant de commencer son œuvre, il a déclaré : "Tout le monde sait qu’à l’heure actuelle, il n’existe aucun ouvrage sur l’histoire de notre littérature. Les études sont éparpillées dans les livres et la presse, elles ne sont pas encore systématisées". Dans son effort de synthèse, Duong Quang Hàm a appliqué de façon créatrice les principes de l’érudition moderne basée sur le positivisme. En histoire, il a affiché son affinité avec Augustin Thierry, sans doute à cause du talent de ce dernier à faire revivre intensément le passé, et de sa thèse sur le conflit durable entre la race conquérante et la race conquise.
En France, l’histoire littéraire moderne en tant que discipline scientifique ne s’est affirmée qu’avec Taine, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais le grand maître à penser du début du XXe siècle fut Gustave Lanson (1857-1943) dont la rigueur d’esprit et le goût raffiné ont façonné plusieurs générations de professeurs, de critiques et d’auteurs de livres scolaires.
Fortifier l’esprit national
Le manuel d’histoire littéraire de la France de Ch. Des Granges, en usage dans les écoles vietnamiennes à l’époque de Duong Quang Hàm, a été conçu dans cet esprit. Je pense que la méthode de Lanson et l’ouvrage de Des Granges ont exercé une influence déterminante sur le Viêt Nam van hoc su yêu. Nous y retrouvons les préoccupations des auteurs français : établissement de textes (étude comparative des manuscrits, des éditions et des événements (biographiques, sociaux, culturels), détermination de causes et de facteurs qui conditionnent la vie littéraire au cours des âges. L’auteur a établi une périodisation de la littérature vietnamienne très logique, dont l’essentiel est retenu par les spécialistes de notre temps.
L’idée-clé de l’ouvrage est que la littérature Viêt a suivi un parcours endogène tout en bénéficiant de l’acculturation avec les cultures étrangères, surtout chinoise et française. L’auteur conclut : "Notre peuple est doté d’une vitalité à toute épreuve. Il n’avait pas été sujet à l’assimilation en dépit des siècles de domination chinoise. En outre, il avait su exploiter la culture chinoise pour bâtir une société bien organisée, une littérature qui, sans être extraordinaire, ne manque pas d’originalité. Il est certain que dans l’avenir, notre peuple saura trouver dans la littérature française ce qu’il y a de meilleur pour combler les lacunes, en premier lieu, les méthodes scientifiques de l’Occident afin d’étudier les problèmes concernant notre littérature, saisir l’essence de la civilisation française pour fortifier l’esprit national, édifier une littérature qui réponde à la modernité et au besoin de préserver la tradition. C’est la tâche qui incombe à tous nos gens de lettres d’aujourd’hui".
Ces lignes écrites en 1943, sous la censure franco-nipponne, sont un message plein de dignité, de fierté et de modestie nationale, qui garde toute sa valeur dans le Vietnam indépendant de nos jours.
(Juin 1999)