Hiên Luong, le pont où nul ne passe

La Première Guerre d’Indochine a pris fin avec la victoire de Diên Biên Phu et la signature des Accords de Genève en 1954, qui divise le Vietnam en deux : le Nord et le Sud. La rivière Bên Hai, que traverse le pont Hiên Luong à Vinh Linh, province de Quang Tri (Centre), marque la séparation.

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Les auteurs vietnamien Nguyên Tuân (gauche) et français Georges Bourdarel.

Photo : Archives/CVN

Le texte que nous publions ci-dessous est extrait des carnets de route de Nguyên Tuân (1910-1987), journaliste, romancier et essayiste bien connu. L’auteur a fait plusieurs séjours dans la région de Vinh Linh, sur le 17e Parallèle, et a écrit cet article en 1959. Il a ensuite été traduit par l’universitaire français Georges Bourdarel (1926-2003). Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction pour faciliter la lecture.

Le pont où nul ne passe

De Hanoi à la ligne de démar-cation provisoire, jusqu’à la culée de ce pont de Hiên Luong, rien que 558 km, un écart de quatre degrés de latitude seulement, et pourtant, que la route semble longue. Neuf provinces à traverser, huit bacs à passer, sans compter les aléas du voyage et tout du long ce refrain lancinant de la réalité qui bourdonne dans mon cœur : «Notre pays est encore provisoirement partagé en deux».

(...) Si la Patrie était réunifiée, ou du moins les relations Nord-Sud normales, ce soir ce n’est pas à Vinh Linh que j’arrêtai la voiture pour passer la nuit, mais à Huê et demain quelque part dans la région de Nam Ngai ou de Binh Phu. Mais, il y a le 17e Parallèle. Ce parallèle frontière qui semble au premier abord une simple abstraction et qu’une rivière vient figer dans la réalité juste sous mes pas.

Le pont Hiên Luong, construit en 1952 par les Français, vu de la rive Sud en 1964.
Photo : Archives/CVN

(...) Les barques sont toujours aussi nombreuses mais depuis longtemps il n’en est plus une seule qui traverse, depuis longtemps plus de passeur en titre, rien que des sampans qui montent ou descendent le courant. Pour franchir l’obstacle, reste le pont métallique, avec ses sept travées assez larges pour un camion. Je monte dans cette direction. À l’autre extrémité, sur la rive Sud, des silhouettes de soldats sous le mât d’un drapeau. J’observe. L’uniforme, la démarche, rien des militaires de notre armée populaire dont l’image nous est si familière. Plus étrange encore ce drapeau qui flotte là-bas.

Mêmes couleurs, rouge et or, mais pourquoi cette déformation du dessin, ces trois longues bandes rouges sur un jaune maladif qui a pris la place du fond vermeil ?

Là-bas sur l’autre rive et plus loin encore vers l’intérieur, c’est toujours, qu’on le veuille ou non, la terre de chez nous, mais pourquoi ce drapeau qui n’est ni le mien, ni le nôtre ?

Entre les rives Nord et Sud

(...) Je laisse là ce tablier de pont encore intact qui ne voit jamais passer la moindre voiture, ni l’ombre d’un simple Vietnamien. Je viens m’asseoir à l’embouchure. Le ciel est magnifique aujourd’hui sur la plage de Cua Tùng et la vue porte loin. Vers le Sud, je distingue des montagnes bleues, d’un bleu plus foncé du côté de Huê et qui va s’éclaircir en s’approchant de l’horizon. Au large, des voiles du Quang Tri, blanc brillant ou brun délavé. Les premières, en toile, du Nord ; les secondes, en jonc, du Sud. Les gens d’ici ont dit vrai, les bateaux de pêche du Nord sont les plus nombreux ; ceux du Sud, soumis à un contrôle draconien, sont en minorité. Mais voici que depuis un moment les sampans se rapprochent. Puis l’un après l’autre, ils s’engagent dans l’embouchure de Cua Tùng et, après les formalités de contrôle de la zone démilitarisée, ils abordent chacun à sa rive. Certains semblent lourds. Est-ce du poids de leur pêche ou de la tristesse du soir sur ce rivage ?

En 1967, le pont Hiên Luong a été détruit par les bombardements américains.
Photo : Archives/CVN

Voir un visage connu

(...) Accroupi sur la margelle d’un puits près de la plage Nord, un homme se dit qu’il n’a pas de chance. Trois jours déjà qu’il vient, soir après soir, se poster ici à attendre le retour des barques dans l’espoir d’apercevoir à bord l’un des siens ou l’une de ses connaissances. Il arrive du fond du Nord-Ouest où il travaille sur les chantiers. Sans reculer devant la distance, il est venu jusqu’ici pour regarder de loin sa terre natale dans l’espoir de voir un visage connu. Si cette semaine la garde mixte se montait de ce côté, les bateaux passeraient au plus près et il aurait une certaine chance de reconnaître quelqu’un.

À quoi bon d’ailleurs puisqu’il ne pourrait rien dire, ni demander et qu’on n’oserait même pas lui répondre si toutefois il le faisait. Un simple geste, un simple coup d’œil suspect suffit à la police de Ngô Dinh Diêm pour infliger une amende de 30 piastres, sans compter la perspective toujours possible d’un stage de «rééducation» au chef-lieu de district. Mais quoi qu’il en soit, un regard même muet vaut toujours mieux que cette absence qui n’en finit plus, cette ignorance où l’on s’interroge : est-il encore en vie ?

Je me tiens sur le banc de sable du hameau de Vinh Cat, fixant cette embouchure qui s’étrangle comme une étroite poche d’eau, écarquillant les yeux pour fouiller les sampans à matricule vert, ceux du Sud, qui passent par le contrôle et remontent le Bên Hai.

(À suivre)
Huu Ngoc/CVN

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