Étudiant la civilisation matérielle à l’échelle du monde, du XVe au XVIIIe siècle, Fernand Braudet souligne la lenteur des transports par rapport au développement d’autres facteurs. Sa remarque vaut parfaitement pour un pays du tiers monde tel que le Vietnam.
L’état des transports d’une société reflète le niveau de sa civilisation matérielle à une époque déterminée. En matière de transports, Hanoi a connu plusieurs âges depuis sa première modernisation, sa première occidentalisation avec l’occupation française de 1886.
Les moyens de transport médiévaux
Hanoi vers la fin du XIXe siècle. |
De 1884 au milieu des années 1920, les moyens de transport restent en général médiévaux avec l’emploi des hamacs et des palanquins. Le hamac pour les déplacements (cang) est une natte ou un filet accroché à ses deux extrémités à un gros bambou, celui-ci reposant sur l’épaule de deux hommes qui marchent, à pas rapides et cadencés. Très populaire, il sert pour les voyages ou pour le transport de malades et de vieilles personnes. Les mandarins voyagent avec des palanquins officiels dont les détails sont réglés par une étiquette rigoureuse. Les administrateurs français ont introduit quelques barouches (Ndlr : une sorte de calèche).
Le pousse-pousse (rickshaw) japonais arrive en 1884. Quelques automobiles font leur apparition dans les dernières années du siècle, suivis d’autobus pour les liaisons avec les provinces. Le réseau de tramways opère à partir de 1902. Sa clientèle se recrute parmi les gens de condition modeste : tâcherons, employés, élèves, maraîchères qui viennent des faubourgs pour approvisionner les marchés en légumes, fruits et viandes. Le véhicule électrique roulant à 7-8 km/heure et s’arrêtant tous les quarts d’heure, devient un rendez-vous quotidien où tout le monde se connaît et se parle comme en famille.
Des investissements importants
Le deuxième âge des transports de Hanoi dure du milieu des années 1920 jusqu’à 1954. Les investissements coloniaux importants ont modifié le visage de Hanoi et crée dans le pays une bourgeoisie et une petite bourgeoisie, plus ou moins occidentalisées, à côté d’une classe ouvrière.
Plus d’un an après la Révolution d’Août 1945 qui a rendu l’indépendance au pays, les Français ont réoccupé Hanoi de décembre 1946 jusqu’à mai 1954. Jusqu’à cette date, les transports urbains se modernisent mais lentement. L’automobile demeure le privilège de l’occupant français, officiels et hommes d’affaires. Les transports publics se limitent aux trams et pousse-pousse. Les gens plus ou moins aisés ou pressés font des courses en pousse. Ceux qui sont assez riches peuvent se payer le luxe d’un pousse privé et d’un coolie-tireur. La bicyclette devient très populaire, bien que la première jeune femme enfourchant le vélo soit saluée comme féministe d’avant-garde. Les bus et camions de transport se multiplient et font bonne recette.
La troisième étape des transports hanoiens
La troisième étape des transports hanoiens commence avec la libération de la ville après Diên Biên Phu en 1954. Elle dure jusqu’à la fin de la décennie 80, englobant la guerre américaine (1965-1975). C’est une période de pénurie, de privations d’austérité consentie et de pauvreté partagée.
Le moral de la population est resté solide en dépit des bombes américaines et du matraquage effectué par les forteresses volantes B.52. Naturellement, les transports en pâtissent. Les autos se font rares, ne circulent que les voitures russes et les camions chinois aux heures d’accalmie et pendant les années de paix où la vie est très sereine.
La bicyclette est la reine des rues. |
La bicyclette est la reine des rues. L’écrivaine australienne Rosemary Morrow note : «En 1989, je suis venue pour la première fois à Hanoi et suis tombée amoureuse de cette cité et de ses habitants. C’était une cité très paisible… Les bicyclettes roulaient à travers les rues… Pas de pollution véhiculaire et de klaxons assourdissants. Les seuls sons perçus provenaient des amies et des familles pédalant côte à côte, bavardant et riant. Le soir, des femmes balayaient le chaussée et des cyclos filaient dans l’obscurité». Les cyclos ont remplacé les pousses, tirés par les hommes.
Mais, au début des années 90, comme sous l’effet d’une baguette magique, les transports hanoiens ont changé du jour au lendemain. Cette baguette magique est la politique du Renouveau adoptée en 1986 dont les effets positifs commencent à se faire sentir. L’adoption de l’économie de marché, la création d’un secteur privé et l’encouragement de l’esprit de concurrence donnent la prospérité économique.
Le niveau de vie en général augmente, de nouveaux riches et une classe moyenne assez aisée apparaissent alors que se développent le consumérisme et le matérialisme vulgaire. Les transports changent. Les trams ont été démantelés dès 1985 faute de matériel de rechange.
Les cyclos disent adieu aux rues. Trams et cyclos sont remplacés par autobus et taxis. La pollution et les embouteillages ne cessent de s’accroître avec l’accroissement vertigineux de toutes sortes de véhicules, en particulier de motocycles qui détériorent le doux vélo, contribuant à l’anarchie du trafic.
Pendant ces deux dernières décennies, c’est le règne du motocycle avec désormais plus de trois millions de ces deux-roues dans les rues de la capitale. L’italien Piaggio a annoncé que son usine près de Hanoi allait tripler sa production de scooters au Vietnam soit 300.000 de plus par an.
Le règne du motocycle
On parle déjà d’une «culture motocyclette» unique au monde. Cette culture reflète un certain état d’esprit des Hanoiens, fait de pragmatisme, un compromis entre l’esprit communautaire et l’individualisme.
Le règne du motocycle. |
La culture vietnamienne traditionnelle, marquée par le confucianisme, est caractérisée par l’esprit communautaire. En dépit des bouleversements sociaux dus à trente ans de révolution et de guerre, la famille reste une valeur culturelle primordiale. Face à un urbanisme galopant, la motocyclette prolonge le foyer familial dans la rue et la cité. Au plan économique, il fait vivre pas mal de familles de commerçants et d’artisans par le transport de marchandises, d’anciens coolie-pousse et pédaleurs de cyclo devenus conducteurs de taxi-scooter (xe ôm).
Le Hanoien moyen transporte par scooter des membres de sa famille, parfois toute sa famille composée de quatre personnes, au bureau, à l’usine, à l’école, au marché, à l’hôpital, aux centres de divertissement, sans oublier les visites régulières aux parents. Rouler à moto à Hanoi est un exercice de collectivisme. Dans le flux de véhicules déferlant dans les rues, il faut se faufiler, faire attention pour éviter tout accrochage et ne pas percuter des passants qui traversent la chaussée, au milieu du trafic. Un voyageur allemand compare les flux du trafic dans les villes du Vietnam au déplacement des bandes de poissons en parfaite entente.
D’autre part, l’adoption massive de motos laisse poindre l’aspiration à la liberté de l’individu, désir naturel après les contraintes matérielles et morales des années de guerre et d’austérité. Il faut aussi mentionner l’impact de la mondialisation imbue d’individualisme occidental. La moto sert d’instrument d’évasion, permettant à l’individu d’échapper parfois à l’étreinte familiale, si douce soit-elle, pour aller faire bombance avec des amies, siroter du café ou prendre un bock de bière, s’isoler quelque peut, ou porter quelqu’un en selle.
Cependant le nombre d’automobiles s’accroît sans cesse. Pour diminuer les embouteillages, les transports publics prennent les pas ? L’âge de la motocyclette à Hanoi durera combien de temps ? Cinq, dix, vingt, trente ans… ? Le photographe Marcus Steffens se hâte de capter des images de la culture moto pour présenter un moment unique de l’histoire millénaire de la cité du Dragon. Son album est titré Honda Dreams.
Huu Ngoc/CVN