>>Le pire n’est jamais certain
Un étranger au Vietnam parlant anglais, c’est normal. Mais il sera beaucoup entouré et admiré s’il peut prononcer quelques mots en vietnamien. |
Photo : CTV/CVN |
Ne rien faire
Mon épouse est partie au quê (village natal) pour quelques jours : nécessité de retourner aux sources de temps à autre oblige ! Notez que je la comprends. En regard de l'agitation et du bruit de la capitale, son quê fait figure de nirvana propice à la méditation. Imaginez un petit village qui déroule ses maisons basses le long d'une rivière aux eaux calmes. Des petites barques aux ponts couverts d'un toit arrondi en bambou tressé vont et viennent lentement, occupées à quelques tâches mystérieuses. Sur les rives, les eucalyptus et les grands bambous s'inclinent à leur passage comme s'ils saluaient la dextérité dont font preuves leurs "pédorameurs" (comment désigner autrement ces gens qui poussent les rames avec les pieds).
Seul le cancanement de troupeaux de canards vivement houspillés par leurs gardiens, l'aboiement de chiens se disputant un os ou les rires de joie d'enfants se baignant sur les bords, troublent le silence de ce bout du Vietnam. Enfin, tout cela, c’est quand la nature est en repos, et que typhons et inondations ne se déchainent pas, emportant maisons, bateaux et gens dans leur colère. Lecteur attentif que vous êtes, vous vous demandez quel rapport peut-il y avoir entre cette description bucolique et l'introduction de cette tranche de vie ? Je fais le lien en rappelant une caractéristique de la mentalité vietnamienne : la sollicitude.
En ce qui me concerne, la sollicitude conjugale de mon épouse ressemble fort à du maternage, et notamment à la maison où sa présence m'a dessaisi de toutes tâches ménagères, la plus petite soit-elle. Vous souriez en coin en disant "Belle excuse que voilà !". Comment faire quant à la moindre velléité de prendre une casserole, un chiffon, un balai, on vous pose la question "Pourquoi ne veux-tu pas que je le fasse ?", et qu'à la réponse "Parce que je veux t'aider ou parce que j'ai envie de la faire." On vous rétorque, avec une moue de dépit : "Non, tu dis ça parce que tu penses que je le fais mal !".
Avec le temps, le principe de confort l'emportant sur la dialectique, j’ai pris l'habitude de ne plus me préoccuper des petites et grandes tâches quotidiennes… Et comme les mauvaise habitudes ont la vie dure, plutôt que de profiter de l'absence de mon épouse pour satisfaire à mes envies démesurées de cuisine, ménage, lavage et repassage, j'ai décidé de continuer à me faire materner dans un hôtel pendant ma période de célibat. Justement ce soir, j'en ai assez de manger au restaurant, fût-il sur le trottoir, et je décide de me faire un plateau repas devant la télé. Oui je sais, diététiquement c'est discutable, mais quitte à se vautrer dans la paresse, autant aller jusqu'au bout… L'absence de repas en chambre à l'hôtel m'oblige à faire quelques achats. C'est là que commence mon aventure linguistique.
Savoir dire
Tout d'abord, c'est une marchande de fruits dont l'étal colore le trottoir qui me donne la réplique ou plutôt l'absence de réplique. Quand je me penche vers les fruits superbement alignés, et demande combien coûtent ces pommes-cannelles qui s'exhibent impudemment (le tout en vietnamien s'entend), j'ai pour réponse une dénégation d'un geste sec de la main. Aurais-je affaire à une sourde-muette, dans ce cas me faudrait-il recourir au langage des signes ? J'insiste cependant, en articulant et en portant toute mon attention sur les dâu sac (accent aigu) et autres accents redoutables qui jonchent la prononciation vietnamienne.
Deux femmes étrangères font des achats dans un marché de légumes basé dans l'arrondissement de Tây Hô à Hanoï. |
Photo : CTV/CVN |
Je vois alors apparaître une lueur d'intérêt dans l'œil de la vendeuse qui semble s'apercevoir que peut-être je parle sa langue. Cette compréhension mutuelle lui permet donc d'engager le dialogue prévu à cet effet, en me fournissant la réponse à ma question, soit un prix prohibitif. Si parler vietnamien est une première étape, ma tête ne fait toutefois pas de moi un Vietnamien, mais, à entendre le prix de ces charmantes pommes-cannelles, plutôt le client d'un grand hôtel 5 étoiles à proximité. Poliment, et toujours en vietnamien, je décline son offre et n'ayant pas envie de marchander, je m'éloigne tout en enregistrant l'image peu positive que je laisse après mon passage, et dont la vendeuse ne manque pas de me faire part dans la langue vernaculaire.
Après quelques centaines de mètres, ne trouvant pas ce qui pourrait constituer un léger plateau-repas, je décide de rejoindre mon hôtel. Ayant pris la première à droite, et ayant suivi un trajet rectiligne, il me suffit, pense-je, de prendre la première à droite, puis la suivante à droite et encore à droite, pour revenir à mon point de départ. Sauf que la géométrie euclidienne ne peut rien contre le labyrinthe d'un quartier moins ancien que la Grèce mais construit en vertu des règles de la proximité communautaire plutôt que selon les principes de l'urbanisation moderne…Très vite, je perds, non pas le grec, mais mon latin, tout en conservant mon vietnamien, que je compte bien utiliser avec le premier venu qui pourra me renseigner sur le chemin à suivre pour retrouver le confort douillet de mon hôtel.
En l'occurrence, c'est deux premières venues qui font l'objet de ma convoitise. Paisiblement assises sur le seuil d'une maison, deux femmes bavardant au seuil d'une maison, restent baba quand elles entendent un Tây (Occidental) demander son chemin dans la langue de leurs ancêtres. Justement, n'en croyant pas leurs oreilles, elles préfèrent s'abstenir d'un signe de dénégation de la tête, avant même que j'ai terminé ma phrase. J'insiste avec force sourires. Le sourire étant, comme chaque anthropologue le sait, une mimique de conciliation, je me concilie donc les services de ces dames qui, après m'avoir indiqué vaguement la bonne direction, s'étonnent bruyamment de m'entendre parler vietnamien.
Les laissant à leur expectative, je poursuis mon chemin pour trouver un petit magasin de produits laitiers encore ouvert à cette heure de la soirée. Finalement, un ou deux yoghourts feraient mon bonheur pour ce soir. J'entre d'un pas décidé, et je suis reçu par une jeune maman, son époux et leur enfant, installés derrière leur comptoir. Avant de prononcer le premier mot, j'ai droit à un "No" catégorique qui me laisse pantois. Je regarde la boutique imaginant y voir une pancarte "Interdit aux étrangers avec une moustache !", mais je ne vois que publicités pour produits lactés vitaminés promettant une croissance rapide aux bébés.
Malgré l'accueil, je désigne des yoghourts qui prennent le frais dans une vitrine en ajoutant en vietnamien que j'ai fortement envie de les acheter. Surprise, yeux écarquillés, palpitations, bref, tout le cortège de ces symptômes que j'ai appris à décoder sur mes interlocuteurs et qui signifient : "Il parle vietnamien, ben ça alors !". Le premier pas franchi, l'affaire n'est pas gagnée, car dans ce langage dont la musique est autant importante que les paroles, la famille commerçante me rétorque qu'ici c'est pour les enfants !
Échange surréaliste : "Oui, mais moi j'aime ça !" "Non, c'est pour les enfants !" "Oui, mais moi je veux en acheter !" "Non, c'est pour les enfants !" "Alors j'en veux pour mon enfant !" "D'accord !" Je n'invente rien, c'est authentique.
Gérard Bonnafont/CVN