Consommer avec modération

Une forme d’éducation prône l’apprentissage par la méthode des essais et des erreurs. La découverte d’une autre culture que la sienne suit à peu près le même chemin, avec des surprises… à vous couper le souffle.

>>Il faut avoir un grain

>>Au plaisir du palais

Hommes réunis au coin de la rue pour fumer du tabac de jardin (Nicotiana rustica) avec des tubes de bambou. 

"Ah, ici ce n’est pas comme chez nous !". Combien de fois peut-on entendre ce genre de remarques de la part de visiteurs qui pose le pied au Vietnam pour la première fois.

Remarque à laquelle on aurait envie de répondre : "Heureusement, parce que ce ne serait pas la peine de passer des heures sur un siège à des milliers de mètres d’altitude, membres ankylosés, en baisse d’oxygénation, risque de phlébite, papilles gustatives aux abonnés absents, et qu’après cette torture physiologique nous nous retrouvions dans la même ambiance qu’à notre point de départ". Et c’est justement parce que ce n’est pas comme chez nous, que la plupart des scènes de la vie quotidienne sont une invite gourmande à notre curiosité, quitte à risquer parfois de vivre des moments d’intense émotion. Petits exemples.

Plein les naseaux

Que fait cet homme, assis au coin de la rue, avec un tube de bambou d’une hauteur d’environ 50 cm, avec une ouverture à l’une des extrémités. À quelques centimètres de l’extrémité opposée, une sorte de petit fourneau évasé émerge du tube. Notre homme commence par rouler une petite quantité de tabac dans sa main avant de l’introduire dans le petit fourneau. Il porte alors l’extrémité ouverte du bambou à sa bouche et allume le tabac avec un bâtonnet enflammé tout en aspirant.

On entend le bruit du gargouillis de l’eau à l’intérieur de la pipe, qui permet de filtrer la fumée. Lorsque tout le tabac s’est consumé, notre fumeur renverse la tête en arrière et exhale lentement la fumée par la bouche. Son air extatique donne à montrer tout le plaisir qu’il éprouve à apprécier l’arôme du tabac… Si nous souhaitons tenter l’aventure, il nous tend la pipe pour que nous puissions, nous aussi, partager ce plaisir.

Voici justement un curieux qui accepte l’invite. Avec un entrain, non exempt de courtoisie vis-à-vis de notre hôte, il aspire de tous ses poumons. L’appel d’air est tel que le tabac enflammé dans le petit fourneau, se transforme en supernova : il rougeoie en une seconde et après un bref flamboiement se transforme en cendres grisâtres. L’eau semble crépiter dans la pipe, comme sous l’effet d’une ébullition subite, et la fumée jaillit comme un geyser dans des bronches occidentales néophytes en la matière.

Et là, sous nos yeux stupéfaits, l’homme civilisé que nous connaissons, se transforme en une espèce d’homme primitif, crachant de la fumée par tous les orifices d’un visage tour à tour, pourpre, blanc, puis vert. Vacillant sur son séant, il émet des toussotements, suivis de borborygmes incompréhensibles pour lesquels nous hésitons entre appels à l’aide ou dernières volontés ! Son regard vitreux perd peu à peu toute humanité, s’évadant dans des limbes que seule peut ouvrir l’addiction à certaines substances hallucinogènes.

Il lui faudra quelques minutes avant de pouvoir nous narrer sa fumeuse expérience ! Qu’on ne s’y trompe pas. Sauf exception que la morale pourrait réprouver, le tabac mis en pipe est tout ce qu’il y a de plus honorable. C’est la nécessité d’avoir une forte inspiration pour que la fumée fasse le trajet du fourneau aux poumons, à travers une colonne liquide, qui crée un sentiment de vertige, résultat d’une suroxygénation subite. Associé au caractère rude d’un tabac authentique, nul doute que l’expérience alerte poumons et cerveau peu habitués à ce type d’exercice et entraîne quelques réactions indignes pour retrouver notre dignité !

Chaud le gosier

La table peut aussi réserver quelques surprises. Pas toujours dans l’assiette, mais parfois juste à côté. Regardez bien, réparties de-ci, de-là, de petites coupelles contiennent un curieux assemblage : un petit tas de sel, un quartier de citron, un petit tas de poivre. La première fois, on a tendance à prendre une pincée de sel et de poivre pour les répandre dans notre bol. Erreur, qui nous vaut un regard désapprobateur des autres convives.

Un morceau de poulet convient bien d’être trempé dans un mélange de citron, de sel, de piment et de poivre.

En fait, le mode d’emploi est le suivant : presser le quartier de citron sur le sel, puis à l’aide des baguettes amalgamer avec le poivre, jusqu’à obtenir un mélange brun clair. Ensuite, tremper l’extrémité de ses baguettes dans ce mélange, avant de saisir un morceau de viande.

En léchant les baguettes tout en absorbant la viande, on profite de l’assaisonnement. Au début, on en bave, après on prend l’habitude. Et puis, tiens, en parlant d’habitude, il y en a une qui n’est pas simple à prendre pour un étranger : épicer avec du piment. Pourtant, le piment vietnamien, qui fait partie de la famille des "piments oiseaux" n’atteint que 60.000 sur l’échelle de Scoville (instrument de mesure pour calculer la force du piment), alors que le piment le plus fort du monde en est à… près de 2.000.000 !

Qu’importe, un gosier béotien en la matière n’arrive toujours pas à accepter la décharge de capsaïcine qui suit l’ingurgitation de ce petit fruit rouge ! Combien en voyons nous, qui confondant la perfide lamelle, orangée ou rouge, avec une peau de tomate égarée dans la nourriture, sont devenus soudain écarlates, les yeux noyés de larmes, essayant de retrouver leur respiration, asphyxiés par le torrent de lave qui dévale dans leur œsophage.

Beaucoup, pour sauver la face, se précipitent sans mots dire sur le verre de bière glacée, sensé éteindre l’incendie, mais qui ne fait que le raviver.

Incapables de prononcer la moindre parole, ils se cramponnent à leurs baguettes essayant de retrouver fière apparence, devant le regard goguenard de leurs convives vietnamiens. Quand on les voit croquer sans vergogne dans ces solanacées, on ne peut que mesurer l’écart entre les muqueuses d’un estomac élevé dans une culture lactée et celles d’un estomac confronté dès son plus jeune âge aux épices les plus corsées.

La méthode des essais et des erreurs impose quelques épreuves inoubliables !

Gérard Bonnafont/CVN

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