>>La chaussure cousue pied, un métier d'art devenu rare
Nguyên Van Tâm en plein travail à son établi. |
Photo : BM/CVN |
Il s’agit d’un modeste atelier, situé derrière l’Hôpital de léprologie - dermatologie de Quy Hoà, ville de Quy Nhon, province de Binh Dinh (Centre). En activité depuis 20 ans, il est chargé de fabriquer des chaussures spécifiquement adaptées aux pieds déformés ou amputés.
"Nos clients sont victimes d’une maladie contagieuse -la lèpre- qui provoque de lourdes infirmités", indique Lê Viêt Duc, chausseur pionnier de l’atelier. Pour lui, les chausseurs de Quy Hoà, six au total, ont une triple mission: chercher des "clients", fabriquer des chaussures sur mesure et les leur faire porter. "À la différence d’autres ateliers de chaussures où les clients viennent passer commande, le nôtre a pour tâche d’aller à leur recherche et de leur offrir une paire fabriquée sur mesure", explique-t-il.
Services gratuits
Parfois lésés et victimes de discrimination, les lépreux quittent souvent leur village natal pour s’exiler en groupe dans des endroits isolés, coupant tout contact avec le monde, voire avec leur famille. Généralement, les "hameaux des lépreux" sont enfouis dans des forêts, et leurs habitants y mènent une vie précaire sans avenir. Les lésions cutanées sur leurs mains et leurs pieds se développent de jour en jour jusqu’à ne laisser que des moignons purulents.
"Le port de chaussures normales leur est douloureux, pire, elles aggravent leurs blessures", souligne Lê Viêt Duc. Selon lui, les chaussures de l’atelier Quy Hoà permettent aux malades non seulement de se déplacer plus facilement mais aussi de traiter leurs blessures. "Nos chaussures sont spécialement créées et fabriquées de façon qu’elles diminuent les lésions cutanées et évitent de nouvelles plaies", ajoute-t-il.
Pour fabriquer une paire de chaussures convenables, il faut d’abord prendre les mensurations des deux pieds, ensuite concevoir deux "modèles" différents. "Ces chaussures sont en cuir ou en moleskine", explique Nguyên Van Tâm, chef du groupe, en plein travail de retouche d’une paire dont une en forme d’orange. "Celle-ci appartient à un lépreux de Phu Yên. Il ne se tient que sur un seul pied, l’autre a été amputé", confie-t-il.
Les chaussures pour lépreux sont multiformes et se caractérisent souvent par la différence d’une chaussure à l’autre pour la même paire. Par la particularité du métier, le chausseur doit assurer tous les maillons de la "chaîne de fabrication": recherche de "clients", mensuration de pieds, création du moule modèle pour chaque chaussure, confection des chaussures, et enfin leur remise en mains propres au client.
Selon Tâm, fabriquer une paire de chaussures spéciales prend au moins un jour entier. Chaque fabricant doit en produire 24 par mois. Aussitôt finie, il faut "livrer à domicile" la paire à son propriétaire. "Toute la chaîne de fabrication doit être achevée en un temps record, car le bacille de Hansen ne cesse de ronger les membres du malade". Chose absolument remarquable: les services rendus par les chausseurs de l’atelier de Quy Hoà aux lépreux sont tous gratuits.
Rechercher et persuader
Lê Viêt Duc présente des modèles de moules pour les chaussures. |
Photo: BM/CVN |
Si la technique de fabrication de ces chaussures spéciales est très compliquée, la recherche des "clients" l’est tout autant. Il faut d’abord se rendre dans "les hameaux des lépreux", avec tout le risque que cela comporte. Les fabricants de Quy Hoà doivent suivre, à moto ou à vélo, des sentiers improbables. "Nous nous sommes parfois égarés et avons été obligés de passer la nuit dehors", raconte Nguyên Van Quê, chausseur ayant 20 ans d’ancienneté. Il se souvient qu’une fois, des villageois d’ethnie minoritaire sur les hauts plateaux du Centre se sont "enfuis" lorsqu’il leur a demandé de lui indiquer le chemin vers le coin des lépreux. "Ils ont pensé que j’étais aussi malade", explique Quê.
Mais, le plus difficile reste de contacter les lépreux et de les persuader d’accepter de laisser prendre les mensurations de leurs pieds. D’habitude, ils refusent ce cadeau qu’ils jugent étrange. En effet, "dans le souci de se fondre dans la foule, les lépreux enroulent souvent leurs membres amputés dans une étoffe avant de mettre le tout dans des chaussures normales, sans savoir que ces dernières peuvent aggraver leurs plaies", explique Bùi Van My qui a neuf ans d’ancienneté. Et d’ajouter: "Persuader est difficile, mais on y arrive avec un contact franc et sincère. À la fin, c’est un plaisir pour nous de les voir porter ces chaussures que nous avons fabriquées avec le cœur".
Le discret mérite des chausseurs a été salué par Vu Tuân Anh, directeur de l’Hôpital de léprologie - dermatologie de Quy Hoà: "C’est grâce à ces chaussures spéciales que les patients lépreux peuvent se déplacer aisément. De plus, le risque de nouvelles plaies et celui de récidive de la maladie ont été réduits considérablement".
Néanmoins, il exprime son inquiétude sur l’absence de futurs chausseurs pour prendre le relais; et aussi sur la précarité de la source financière destinée au fonctionnement de l’atelier. En effet, prochainement, l’Union de secours aux lépreux des Pays-Bas, fournisseur de matières premières, va se retirer du Vietnam.
Ces derniers temps, les chausseurs de Quy Hoà assurent encore une autre tâche tout aussi noble: transmettre le métier et les expériences à des confrères venus d’autre parties du pays, et même du Laos et du Cambodge. En 2017, une délégation de docteurs et d’étudiants Laotiens et Cambodgiens a visité l’atelier, prouvant que la réputation des chausseurs de lépreux de Quy Hoà a franchi les frontières.
Nghia Dàn /CVN
Un atelier au service des lépreux |