Délice et des pas

Le sage Épicure a bien raison d’affirmer que rien ne vaut la sensation pour apprécier les bonnes choses. Ce résumé très libre de sa pensée vaut au Vietnam, et, parfois, dans des endroits inattendus…

Sans être épicurien à tout crin, je me réserve régulièrement des pauses de détente en compensation de dures journées de labeur. Et puisqu’il s’agit de moments agréables, autant varier les plaisirs. Parfois, une promenade en moto au fil de la route, sans autre but que de se laisser séduire par la beauté des paysages, d’autrefois un bon livre parcouru à l’ombre d’un arbre assagi par les ans, où les feuilles de l’un me protègent du soleil pour déguster celles de l’autre.

Tranches de légende

Un thé frais sur une terrasse face au miroir changeant d’un étang sous les caresses du vent, l’abandon d’un sommeil profond dans un hamac tendu entre deux acacias, de doux instants de complicité dans l’intimité familiale… Autant de petites choses qui nettoient l’esprit et requinquent le corps ! Et aussi, la mise en harmonie de tous les sens pour prendre le temps du bonheur de vivre…

Détente hors du temps...

En ce premier soir du mois de novembre, c’est dans un endroit de légende que j’ai décidé de cultiver mon goût pour l’hédonisme : le Métropole à Hanoi.

À chaque fois que je pousse la porte de ce lieu, c’est comme un rituel du bien-être qui se met en place. Après les innombrables «Chào em» (Bonjour) que j’adresse aux hommes en uniforme noir à boutons dorés et aux femmes en «áo dài» (tunique traditionnelle des Vietnamiennes) blanc qui accueillent les clients, je me précipite sur le présentoir à journaux dans le hall d’attente. Parmi les revues en anglais, je reconnais immanquablement l’ocre et le corail du journal que vous tenez en ce moment entre les mains. Laissant la langue de Shakespeare en pâture aux autres lecteurs, je m’empare de l’exemplaire de la semaine et je me faufile jusqu’au salon-bar…

Là, sous la lumière tamisée d’un luminaire «Belle Époque», une table me tend ses fauteuils. Plutôt qu’une table, je devrais dire «ma» table ! Située le plus près du bar, en avant-garde des rangées de ses consœurs adroitement disposées en alcôves dissimulées par un clair-obscur digne des plus grands maîtres flamands, elle attire peu de monde. Tant mieux ! Pour moi, c’est un excellent poste d’observation pour observer d’un œil tantôt amusé, tantôt étonné, parfois agacé, le théâtre de mes semblables. D’ailleurs, les serveurs, qui maintenant ont pris l’habitude de recevoir le «Tây» (Occidental) qui parle vietnamien, le savent bien, qui, à peine me voient-ils franchir le seuil, s’empressent de me présenter un fauteuil dans lequel je plonge avec avidité ! Quelques mots échangés sur nos santés réciproques, le temps qu’il fait pour la saison, et toutes ces petites choses qui font la politesse des rapports sociaux, puis, selon mon envie du moment, boisson fraîche ou chaude, ou collation si une petite faim me prend… C’est le cas, ce soir. Au diable la diététique, vive l’eudémonisme (à vos dictionnaires !)…

Je commande donc un petit assortiment de charcuteries bien françaises. Je n’ai aucun remords à sacrifier à ma madeleine, en dégustant rillettes, saucisson et jambon, au pays du «nem» et du «xôi». D’ailleurs, je me sens parfaitement ying et yang, entre l’onctueux du beurre salé et le croquant des cornichons ! Même les notes d’un air de jazz diffusé en sourdine semblent en accord avec ma gourmandise. Certes, j’entends déjà des puristes me dire : «Tout de même, entrer au Métropole pour se goinfrer de cochonnailles, quelle faute de goût !». C’est ignorer combien dans cet endroit, ce qui pourrait paraître vulgaire est sublimé à l’art de vivre…

Le temps de parcourir posément le journal que j’ai subtilisé à l’entrée et d’en tâcher de gras chaque page, je termine mes agapes, et j’entame la seconde étape de mon séjour initiatique : la lecture des affiches qui racontent la légende de l’hôtel. Posté dans le couloir à quelques pas des boutiques aux marques prestigieuses, je suis transporté en 1901, au moment où ce qui allait devenir un des plus beaux hôtels d’Extrême-Orient, sortait de terre. Année après année, en compagnie des célébrités qui y ont séjourné, je suis tour à tour aventurier, explorateur, journaliste, écrivain... J’ai même l’impression d’être un empereur, à voir les personnes qui passent devant mon nez, échine courbée, en balbutiant un timide «sorry» ! Mais il est l’heure de revenir au XXIe siècle, et je quitte à regret les boiseries et l’ambiance feutrée de l’hôtel pour plonger dans la trépidante vie vespérale de Hanoi.

Pour moi, pas de limousine, ni de fiacre, mais une moto que j’ai garée à quelques pas du bâtiment. C’est en me dirigeant vers mon roturier véhicule que mon ouïe est sollicitée par une bien curieuse musique. Mes récentes agapes m’auraient-elles troublé à ce point, mais ne seraient-ce pas les premières mesures de «De belen» ?

Morceaux choisis

Un air de rumba dans les rues de Hanoi à cette heure du soir ? Intrigué, je délaisse mon engin motorisé pour remonter la source de cette mélodie incongrue. Je n’ai pas loin à aller, car, là, sous le grand banian qui jouxte le parking à moto, deux femmes en robes à volant s’essaient à quelques pas de cette danse sud-américaine. Jambes fuselées gainées de soie, chaussées d’escarpins à hauts talons carrés, elles n’ont rien à envier à leurs condisciples argentins ou cubains. À la fois amusé et subjugué par leur élégance provocante, je m’assois sur un banc pour admirer le spectacle…

À peine achevée, la rumba est remplacée par un cha cha cha de la plus belle veine. Cette fois, c’est une femme qui vient au centre de la placette en demi-cercle pour enchaîner les «deux-trois», «quatre-un» typiques de cette danse. J’ai à peine le temps de savourer des yeux le chaloupé de hanches généreuses moulées dans une robe de satin noir, qu’une dame vient me demander l’autorisation de s’asseoir à mes côtés. La demande est formulée en anglais, la réponse est donnée en vietnamien, ce qui, mais j’en ai l’habitude, génère étonnement, exclamation de joie, et intérêt éveillé par le drôle d’individu que je suis.

À peine le temps d’un chassé de jambes, et me voilà avec une dame quasi collée à moi, qui m’assaille de questions sur mon origine, ma qualité de résident au Vietnam, la source de ma connaissance du vietnamien. Une valse égrène ses premières mesures, et un couple féminin s’élance sur la piste. Au premier temps de la valse, ma compagne de banc m’assure que c’est la première fois qu’elle entend un étranger parler vietnamien. Au second temps de la valse, elle m’explique que chaque soir, des amoureux de la danse se retrouvent ici pour tournoyer ensemble. Au troisième temps de la valse, elle me propose de me joindre au groupe. Au quatrième temps, je suis entouré de quadragénaires et de quinquagénaires aux formes généreuses, qui cherchent à me happer pour me faire tourner en paso-doble…

Au secours, je suis tombé dans un repaire de femmes couguars ! L’une d’elle réussit à s’emparer de moi, m’oblige à poser mes mains sur ses hanches et m’enlace pour une mambo démoniaque. J’ai l’impression de devenir une pièce de puzzle que l’on essaye d’encastrer dans son contraire ! Je me cramponne comme je peux, en essayant de garder ma dignité dans ce corps-à-corps à la sensualité insoutenable.

Le banian prend des formes fantasmagoriques, la nuit de Hanoi devient furie. Je sens le saucisson et les rillettes qui se révoltent. Alors que la pieuvre qui me sert de partenaire se décolle, je n’attends pas d’être kidnappé à nouveau pour m’éclipser avant une salsa (certainement du démon !). Prétextant une femme en couche et un enfant alité, je bats en retraite sous les appels désespérés qui invoquent le manque de partenaires masculins pour ces soirées dansantes au clair de lune. Je crois comprendre pourquoi ! Pour ceux que cela intéresse, c’est tous les soirs de 20h00 à 22h00 sous le grand banian, à côté du Métropole… Je vous laisse la place.

Comme quoi, le plaisir c’est comme tout : point trop n’en faut pour l’apprécier. Au Vietnam comme ailleurs !

Gérard BONNAFONT/CVN

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